En cette période où l’actualité littéraire et l’activité éditoriale sont particulièrement intenses, pleins feux sur la proche rencontre avec Anna KAWALA et présentation de deux livres reçus qu’on découvrira avec le plus grand intérêt : Sandra MOUSSEMPÈS, Photogénie des ombres peintes, et Armand DUPUY/Bobi + Bobi, Les Pænsements d’Arrière-arrière-grand-maman. /FT/
Rencontre avec Anne KAWALA
Samedi 28 novembre 2009, 18H-20H, Bibliothèque Marguerite Audoux (10, rue Portefoin 75003 Paris)
Anne Kawala, qui a publié l’année dernière F.aire l.a F.euille (Le Clou dans le fer, 16 €), vient de collaborer au volume collectif Avec des si je coupe du bois (éditions Perotto, 15 €).
«Anne Kawala nous arrive formée en arts plastiques. Il serait du reste judicieux que l’on prenne note de ce qui se prépare en ce moment dans les écoles d’art pour l’avenir des arts poétiques, où l’écriture est désormais présente, où des poètes enseignent, ou s’y produisent. Et l’école nationale des beaux-arts de Lyon, d’où vient Anne Kawala, est loin d’être à la traîne.
Qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit pas pour ces auteurs de calquer une démarche ou un discours de plasticien dans une pseudo approche de l’écriture. Mais, pour certains d’entre eux, de situer leur pratique au croisement des arts, selon une logique d’élargissement de la poésie, de la même façon que les poètes sonores et visuels ont consolidé leur pratique dans les années soixante, à partir de la musique électronique, comme des artistes de Fluxus et du Nouveau Réalisme.
L’intention est du reste de sortir de l’impasse. D’échapper à des catégories que nous savons obsolètes. La notion de genre en particulier, telle qu’elle est pratiquée en librairie ou par les medias. Le " mauvais genre " consisterait justement à faire de tout, un genre. Anne Kawala n’est pas seule. Aléas de Christophe Marchand-Kiss (Le Bleu du ciel) est de ce point de vue remarquable. D’autres, bien sûr.
Le caractère d’"inventaire" des méthodes et aptitudes d’écriture, l’impression première de "catalogue" constituent une fausse piste. Qu’on veuille bien prendre en considération que l’ambition est ici de fabriquer à partir de l’hétérogène. Et de fabriquer quoi ? sinon de la cohérence justement.
Cette pratique use de techniques connues des arts poétiques contemporains : la contrainte ; le prélèvement ; la kyrielle ("sacré sacrum crème des crèmes chantilly Till Roeskens…") ; une narration aux points de vue flottants (le point de vue du rat devient celui du piège qui conduit à l’art : "l’art est-il piège ?") ; l’ironie ("données sonores" ou visuelles ) ; le jeu de mots (de "Bach" à "bac", et donc à "piscine") ; l’enchaînement de parties documentaires ; la passion des noms propres, remparts aux lieux-communs.»
Livres reçus
► Sandra MOUSSEMPÈS, Photogénie des ombres peintes, Flammarion, automne 2009, 152 pages, 16 €, ISBN : 978-2-0812-2181-9.
Quatrième de couverture :
" Etait-ce un stratagème ? Des milliers de fourmis arrivaient en sens inverse." Entre le souvenir d’un père et la venue d’un fils, une femme réécrit sa vie – à moins qu’elle ne la rêve, depuis toujours, lui inventant les métaphores qui traduisent (ou trahissent) son étrange perception du monde: Seul jardin japonais à portée de vue, Une illusion sérigraphique, Un calme relatif, porte 280… Sandra Moussempès poursuit dans ce nouvel ouvrage la dissection de ses paysages intérieurs, avec plus d’apaisement sans doute que dans ses premiers livres, mais sans se départir de cet humour un peu acide qui n’appartient qu’à elle. Son univers qui oscille entre la froideur du réel et l’inquiétante étrangeté du rêve capte aussi quelque chose de la vacuité ou de la désertion moderne, dessinant de page en page le portrait d’une femme en quête de sa vérité.
Premières impressions :
Par-delà les apparences, au croisement de l’écriture, de la photographie, de la peinture et de la vidéo, Sandra Moussempès interroge le visible : "peut-on imaginer de la profondeur sous une surface plane ?" (19) ; "c’est à ce prix, le prix de la discussion et de la photogénie, que vont s’introduire les marques du réel, même si la technique demeure rudimentaire, le réel se construit au-delà du miroir-présence : par confrontation des égrégores ou redimensionnements des noms, prénoms, adresses tangibles et virtuelles, numéros de portables, que l’on collecte au fil du récit" (110)… Afin de rendre intelligible ce visible, l’auteure l’expose, le décompose et le recompose à l’envi en variant les modalités scripturales : narration, description, énoncés aphoristiques, écriture fragmentaire ou scénarique, montages texte/photos, récits de rêves, élégies, inventaire objectif…
Le plus frappant est sans doute le petit théâtre de cruauté qu’elle nous livre dans la première partie, réflexions/déflagrations sur la société marchande ou le couple, drôleries plus ou moins caustiques ou qui ressortissent au paradoxe ou à l’incongru :
« entrant dans une transe phénoménale ils se prétendent "sexuellement envoûtés"
avant d’argumenter sur tout ce qui est contenu dans une phrase » (15).
« il ne faut pas scintiller en robe de bal
pour être "normale" avec un doigt sanguinolent,
ni fuir le brouillard dans un profond sommeil » (34).
« des hauts parleurs diffusent un cri "démocratique", une pensée en plexiglas ou comment s’enhardir à crédit : carrelage neuf, jardin japonais à portée de vue, à deux c’est le silence, pilier de ciment et bouddha plastifié
– couple en kit à démonter puis remonter à nouveau pour mettre une table au centre – » (37)…
► Armand DUPUY et Bobi + Bobi, Les Pænsements d’Arrière-arrière-grand-maman, Animal Graphique éditions, coll. "Bilingue" (trad. F. Bhogadia), novembre 2009, 44 pages, 19 illustrations, 9 €, ISBN : 978-2-918635-00-0.
En dix-sept stations (une de moins que le chemin de croix), dix-sept tableaux qui présentent de subtiles variations sur la même teinte gris-vert, ce texte qui déroule sa double bande linguistique (français/anglais) offre une méditation mélancolique sur l’âge comme les moments d’écriture où les pensées se font pansements.
La figure centrale en est une vieille dame dont le chignon ramasse "du temps bien serré qui ne passe pas", une aînée/aimée qui patine "dans sa glu de pensées" et qui, n’ayant plus que "la vie de profil et jusqu’au bout", prend soin de sa face potable…
Passé, mort et animalité se trouvent condensées dans ces deux passages particulièrement suggestifs : "Des pans de mémoire mijotent sur l’écran. Bête à six pieds sur mon siège, mais lourd, je pense. Je pense à la terre qui ronfle un grand dos d’animal. La terre qui s’étouffe de tant de terre" (et nous de songer à la figure archétypique de la mélancolie, celle-là même qui s’impose dans "Le Cygne" et hante Les Fleurs du mal) ; "Blattes, cafards, bestioles en grappes et des pires sucent un quartier de viande foncée. Un autre jour de gros vers grouillent entre tes dents. Et tu penses, la mort est là, ça y est, je glisse"…