Dans le même temps que se déroulait le premier Colloque international de Cerisy sur son œuvre (6-13 juillet 2012) paraissaient les Actes du colloque de Friburg (MetisPresses) et le point de vue d’Annie ERNAUX sur l’actualité politique dans le mensuel Le Monde – en écho au volume dirigé par Thomas Hunkeler et Marc-Henry Soulet, Se mettre en gage pour dire le monde.
Ces deux événements universitaires – qui font suite au colloque d’Arras (Fabrice Thumerel dir., Annie Ernaux : une œuvre de l’entre-deux, Artois Presses Université, 2004) comme à celui de Toronto (Sergio Villani dir., Annie Ernaux. Perspectives critiques, éd. Legas, 2009 – avec une excellente Bibliographie), et précèdent celui de Rouen ("L’intertextualité dans les livres d’Annie Ernaux", sous la direction de Robert Kahn, Laurence Macé et Françoise Simonet-Tenant, Université de Rouen, 14 et 15 novembre 2013) – confirment qu’une majeure partie des lecteurs et critiques d’Annie Ernaux sont eux-mêmes des transfuges de classe qui, tout à fait logiquement, se mettent à "lire à la première personne" (Lyn Thomas).
Le Monde. Un mois dans le monde, n° 30, juillet 2012 (p. 4-9)
Invitée par le mensuel à commenter l’actualité politique, Annie ERNAUX désapprouve l’ "ère de consentement" dans laquelle nous sommes englués et analyse avec une extraodinaire clarté deux faits marquants. La montée du Front National : "Tant que le Parti communiste était fort, il réussissait à solidariser les travailleurs étrangers avec les intérêts d’une classe. Et puis, peu à peu, on a commencé à entendre dire qu’il n’y avait plus de classes sociales. Les gens se sont retrouvés sans rien, ni personne pour les défendre. La gauche n’a pas pris la mesure des changements des classes populaires". Deux dérives engendrées par l’actuelle vision dominante du monde social : "Je pense que l’on gouverne par l’imaginaire, et le nôtre a été formaté autour des femmes voilées, des Roms et des banlieues" ; "On ne vote pas avec sa raison, ni même avec ses intérêts. On vote avec des mots qui, à force d’être répétés, sont devenus des vérités. Voilà ce qu’est devenue notre démocratie à l’ère de la communication".
► Au passage, on ne peut que s’interroger sur la façon dont la presse a traité l’image même de l’écrivaine après la parution des Années : pourquoi n’avoir retenu systématiquement que des clichés ratés qui insinuaient que l’auteure reconnue en était au stade du testament littéraire ? Qu’on se rassure, Annie Ernaux a fait preuve durant ces huit jours à Cerisy d’une rare énergie ! /FT/
Le point post-Cerisy (colloque international)
"J’ai besoin d’une autre existence que la mienne" (phrase de Jacques Rivière, dans Carnets 1914-1917 – Fayard, 1974 – citée par Annie ernaux en ouverture du colloque).
"Le critique refait en pleine lumière l’itinéraire que l’écrivain a fait dans la nuit" (phrase de Raymond Jean dans Les Chemins actuels de la critique – CCIC, 1967 – citée également par l’auteure).
La publication des Années, de L’Autre Fille et de L’Atelier noir, sans oublier le volume Écrire la vie (Gallimard, "Quarto", 2012), qui donnent un nouvel éclairage à l’œuvre, notamment en favorisant la compréhension du processus d’écriture (pour le Journal d’écriture que constitue L’Atelier noir), justifiait l’organisation (Francine Best, Francine Dugast et Bruno Blanckeman) de ce premier colloque de Cerisy, dont la qualité des débats et l’ambiance furent remarquables (parution prévue : fin 2013). On trouvera ci-dessous, dans l’ordre chronologique, un premier aperçu des communications (des précisions complémentaires seront bientôt ajoutées). Un grand merci à Christian Baudelot pour ses photos réussies – auxquelles s’ajoutent un portrait éditorial de Th. Hunkeler et une photo de groupe officielle en noir et blanc. /FT/
♦ Dominique VIART, "Annie Ernaux, historicité d’une oeuvre".
Empruntant à François Hartog la notion d’ "historicité", Dominique Viart a interrogé la présence de l’Histoire dans l’œuvre d’Annie Ernaux : ont été analysées les déterminations dont elle prend conscience et qu’elle décide de traiter en s’armant de matériaux personnels, poétiques, documentaires et théoriques (importance des objets) ; l’évolution qu’elle introduit dans les usages littéraires et dans la conception même de l’acte d’écrire ; la manière qu’a l’écrivain de se construire en lien avec une certaine modernité et de marquer par nombre de ses pratiques (dialogue avec la sociologie, éthique de la restitution…) et de ses formes (récits de filiation, poétique de l’infraordinaire, recours à la photographie…) sa profonde appartenance aux enjeux littéraires contemporains.
→ Discussion : Annie Ernaux et l’avant-garde ; rapports à Georges Perec et à la micro-histoire.
♦ Elise HUGUENY-LÉGER, "Lire (chez) Annie Ernaux: se réinventer par la mémoire".
Au fil des publications d’Annie Ernaux, le je se dévoile et se déchiffre, comme un parchemin aux multiples épaisseurs, aux yeux des narratrices et à ceux du lectorat. À l’origine de ses entreprises autobiographiques d’écriture, on trouve une (re)lecture de soi, où la recherche de mots, images et sensations permet une réinvention de sa propre mémoire. À travers une étude des processus et des motifs d’effacement, d’oubli, de réécriture et d’inscription dans l’œuvre, cette spécialiste – dont nous avons déjà publié un article – a mis en relief les articulations entre mémoire, lecture et écriture, en interrogeant la pertinence de la notion d’écriture palimpseste.
→ Discussion : autour de la notion de "palimpseste" (y compris celui du lecteur).
♦ Aurélie ADLER, "Les Années, livre-somme retissant les fils de l’œuvre".
Dans une communication d’une grande densité, la jeune docteure-ès-Lettres a examiné le décentrement vis-à-vis de l’autobiographie traditionnelle, passant en revue le statut du sujet, les jeux pronominaux, l’érosion de la mémoire, la mise à distance de la "mémoire collective" (mythologies contemporaines)…
→ Discussion : sur l’ironie ; l’autobiographie à la troisième personne (Roland Barthes, Claude Simon, Des Forêts)… [Photo, de gauche à droite : I. Roussel, A. Adler, B. Blanckeman et A. Ernaux]
♦ Jean-Michel ZAKHARTCHOUK, "Que peut nous apprendre Annie Ernaux sur ce qui est au cœur de l’enseignement aujourd’hui ?"
Les enseignants, confrontés aux fractures culturelles et sociales qui bien souvent les séparent de l’univers de leurs élèves, surtout lorsqu’ils travaillent en milieu populaire, seraient bien inspirés de lire Annie Ernaux. A travers La Place par exemple, on comprend mieux ce que représente comme déchirement le passage d’une rive à l’autre pour les élèves issus de cultures dominées. L’utilisation en formation d’extraits de Annie Ernaux, à côté de quelques autres auteurs ayant décrit ces "épreuves", peut permettre d’acquérir de la lucidité et une prise de conscience de la complexité de "l’expérience scolaire" (selon l’expression de J.-M. Rochex). Cela peut être un moyen d’éviter les comportements "colonialistes" devant les "barbares incultes", afin de pouvoir jouer un rôle d’enseignant "passeur culturel", tout en évitant les populismes démagogiques (que refuse avec vigueur Annie Ernaux).
♦ Jacques LECARME, "Voix des humbles, fierté des humiliés".
A partir de La Place, Annie Ernaux trouve une écriture qui donne la parole aux pauvres, aux laissés-pour-compte de la modernisation de la France, à la minorité la plus défavorisée. Malgré Léon Bloy, Charles-Louis Philippe, Paul Léautaud, Céline, quelques autres, les humbles restent les oubliés d’une littérature qui, même engagée, reste condescendante et propose le point de vue des élites sur les pauvres (cf. Les Humbles de Jules Romains). Annie Ernaux, prise dans l’ascenseur social des années 50-60, pratique le retour amont vers une origine, plus trahie que perdue, et réhabilite la culture des humiliés, ses parents, en mettant en cause la culture des élites littéraires (par exemple Tel quel). L’écriture subit une vraie mutation, une écriture fragmentaire, sténographique, délibérement pauvre en figures et métaphores, se substitue aux flux céliniens ou ironiques des trois romans déjà publiés. Le choix de la voix autobiographique, le renoncement ascétique à la fiction ne seront plus jamais remis en cause par l’écrivain.
→ Suite à l’intervention de cet "intertexte vivant" (chuchotement en fond de salle), la discussion s’est portée sur Jules Romains, Louis Guilloux…
♦ Lyn THOMAS, « La "mémoire humiliée" et sa narration : Ernaux, et la "communauté" des intellectuels transfuges de classe ».
Annie Ernaux met l’accent sur l’aspect collectif et social de son expérience, mais que partage-t-elle avec d’autres intellectuels transfuges de classe des deux côtés de la Manche ? Qu’est-ce qui la différencie ? Peut-on parler d’une sensibilité de transfuge, malgré des différences de génération, de nationalité et de genre, et quelle est la contribution unique d’Annie Ernaux à l’expression de cette sensibilité ? La narration de la "mémoire humiliée" d’Annie Ernaux, en particulier dans La Honte, a été comparée à l’Esquisse pour une autoanalyse de Bourdieu, à La Culture du Pauvre de Richard Hoggart, et à Landscape for a Good Woman de l’historienne féministe britannique, Carolyn Steedman.
→ Discussion : Annie a précisé qu’elle avait lu Landscape for a good woman ; ont été évoqués le rapport au corps de la mère, les figures de Violette Leduc, Albertine Sarrazin…
♦ Christian BAUDELOT, "Annie Ernaux, sociologue de son temps".
Après avoir, avec la verve qu’on lui connaît, évoqué sa propre relation à l’œuvre, le sociologue réputé a démontré qu’Annie Ernaux n’est pas une "miraculée scolaire", dans la mesure où, au sein de la génération "ascenseur social", en tant que fille de commerçants elle avait de bonnes chances de réussir un déclassement par le haut. Sa souffrance est donc à mettre en relation avec une misère de position, et non de condition.
→ Discussion : autour de la mémoire de la domination / mémoire humiliée. [Photo : F. Besse, C. Baudelot, B. Blanckeman, F. Thumerel et l’auteure]
♦ Fabrice THUMEREL, "Les années, ou les Mémoires du dehors" (étude sociogénétique).
Dans Les Années (texte et avant-textes), Annie Ernaux remet en question les représentations littéraires et socio-historiques dominantes : en adoptant le point de vue des dominés et en s’opposant aux conventions littéraires (codes narratifs, "beau style", références savantes…), l’écrivaine transfuge entretient en effet un rapport transgressif à l’Histoire comme à l’histoire littéraire. À la mémoire collective aussi, faisant sourdre la "mémoire illégitime, celle des choses qu’il est impensable, honteux ou fou de formuler" (Folio, p. 59)… Une telle entreprise peut être qualifiée de "mémoire(s) du dehors", dans la mesure où, oscillant entre mémoire intime (autobiographie) et mémoire historique (historiographie), elle offre à la fois un dehors du monde, un dehors de l’écriture, un dehors du sujet et un dehors de l’Histoire (littéraire).
♦ Michèle TOURET, "Les lieux. Pour une scénographie romanesque".
Signes du monde et de la vie personnelle, les lieux, souvent situés entre le privé et le public, sont dans les romans d’Annie Ernaux rarement décrits isolément. Leur description, et plus souvent leur désignation, parcourt les récits sous forme de tableaux ou de natures mortes brièvement évoqués, composés d’éléments d’un éthos social ineffaçable. Le monde, ainsi composé de scènes où lieux et personnages ne se dissocient pas, récuse l’esthétique de la description. Il compose des images volontairement pauvres qui entendent orienter le lecteur non vers une contemplation du monde mais vers une compréhension de ses forces.
→ Discussion : marquée par Nadja de Breton, l’auteure confie sa "fatigue à décrire" ; débat sur la substitution des énumérations aux descriptions, sur l’écriture sociologique en lieu et place de l’écriture réaliste…
♦ Judith LYON-CAEN, "Le temps qui vient, qui passe, – et ce qui en reste, dans Les années : réflexions sur une historiographie romanesque".
Les années inventent une autobiographie singulière, qui fait du contexte socio-historique le lieu même saisi et figuré par l’écriture. De ce lieu, dans ce lieu, la romancière s’adresse aux sciences sociales – mais s’adresse-t-elle à l’histoire ? Que le roman fait-il voir du passé ? Que font Les années de l’histoire (comme passé et comme savoir) et que font-elles à l’histoire ?
→ Discussion : autour de la micro-histoire, la figure de l’écrivain, la condition littéraire (Lahire)…
♦ Tiphaine SAMOYAULT, "Création et procréation".
En partant de la fameuse homologie "aut libri aut liberi", la chercheure, critique et écrivaine s’est penchée sur la question du genre. Si l’homologie paraît valoir pour le fils, et l’admirable lecture par Walter Benjamin de la Lettre au père de Kafka l’illustre avec force, comment joue-t-elle pour la fille ? L’avortement, la naissance des enfants, puis des petits enfants, les questions de reproduction et de génération, sans être au centre de l’œuvre d’Annie Ernaux, occupent une place importante dans la mesure où ils font se rencontrer les motifs de l’origine et de la transmission. Ils invitent eux aussi à comprendre les termes de l’alternative au féminin et de la différence qu’elle instaure. Dans ce cas, écrire consiste-t-il à s’affranchir de la question de l’origine ou à la déplacer ? Le point d’aboutissement : écrire, pour Annie Ernaux, même devenue mère, c’est rester fille…
→ Discussion : autour de l’écriture au féminin, des références philosophiques, des récits de rêve…
♦ Yvon INIZAN, "Les Années, entre mémoire et oubli, genèse d’une forme".
Avec pour appui, Mémoire, histoire, oubli de Paul Ricœur, le chercheur en philosophie s’est d’abord interrogé sur le phénomène de la mémoire, distinguant les souvenirs comme objets et la mémoire comme visée. Il a ensuite esquissé une épistémologie du récit historique – examinant trois opérations historiographiques (archivation, explication et représentation) – et développé une réflexion sur l’herméneutique de la condition historique, confrontant Ricœur et Heidegger.
→ Discussion : Faut-il avoir connu l’humiliation pour connaître l’humilité ? (Annie Ernaux a bien évidemment confirmé tout l’intérêt qu’elle a porté à la lecture de Ricœur).
♦ Francine BEST, "La guerre d’Algérie".
"Evénement(s), guerre sans nom, guerre sans fin", on n’en finira jamais de ne pas savoir nommer cette "sale" guerre où la torture et la honte furent omniprésentes ; elles n’ont pas cessé de hanter les mémoires. Cette blessure vient pour une large part du silence, de l’indifférence délibérée qui, comme une chape de plomb, écrasent la mémoire de ceux et celles qui, à un titre ou à un autre, furent des acteurs de cette guerre, notamment la mémoire des Françaises prenant parti pour une Algérie libre et indépendante. C’est ce que révèlent les pages écrites par Annie Ernaux à propos de la guerre d’Algérie. De façon très personnelle, l’intellectuelle engagée, non seulement s’est appuyée sur les passages de l’œuvre qui font écho au retentissement de cette guerre en France, mais encore a dressé un parallèle entre les "événements" et "l’événement".
→ Discussion : une politique de l’oubli est-elle possible ? écriture et travail de mémoire, questions politiques (Pierrette Epsztein)… [Photo : au premier plan, Elisabeth Heurgon, la responsable du centre de Cerisy ; debout, les trois organisateurs avec l’auteure]
♦ Pierre-Louis Fort, "L’autre scène, le temps de la ville nouvelle".
Se concentrant sur la représentation de la ville nouvelle, surtout présente dans les ethnotextes, le jeune chercheur a montré que chez Annie Ernaux les centres commerciaux ne sont pas des non lieux (Marc Augé), mais des espaces propices à l’observation, des lieux de mémoire transgressifs, des cathédrales où advient le hors-temps…
→ Discussion : par opposition aux supermarchés, le magasin maternel comme espace sacré ; la dimension anti-proustienne…
♦ Alain SCHAFFNER, "De Passion simple à Se perdre : mémoire de la passion".
♦ Nathalie FROLOFF, "Se Perdre : un roman russe ?"
La mémoire livresque semble apparaître dans Se Perdre (mais aussi dans le reste de l’œuvre d’Annie Ernaux) comme un moyen de pallier le sentiment de perte, lié à la passion amoureuse. Cette intertextualité est étudiée à partir de deux axes : la possibilité de comprendre celui qu’on aime alors que sa langue et sa culture nous sont étrangères (ou connues de façon parcellaire) ; le rôle que jouent ces références dans la remémoration des instants amoureux qui relèvent de l’indicible. Cette place particulière de l’intertextualité permet ainsi de voir comment la mémoire opère entre l’écriture du journal et celle du récit a posteriori.
♦ Thomas HUNKELER, "Bien vu, mal dit : pour un autre art d’écrire".
L’art, l’œuvre, le roman : autant d’interdits aux yeux d’Ernaux, comme elle le reconnaît elle-même dès La place quand elle écrit que "le roman est impossible" et qu’elle n’a "pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art". L’écriture, telle qu’Ernaux la conçoit, doit en effet prendre sa source hors de l’art, presque contre l’art. Marquée du sceau du réel et du vrai, elle doit témoigner, dans sa forme comme dans sa finalité, d’un refus systématique du bien écrire. Mais comment affirmer le "droit de mal écrire" sans être mauvais écrivain ? Comment écrire bien sans bien écrire ?
♦ Isabelle ROUSSEL-GILLET, "L’expérience des images ou comment remonter la mémoire ?"
La chercheure – qui avait déjà donné à Libr-critique un remarquable article sur Ernaux/Calle – a fait de Birthday la toile programmatique d’une écriture à battants ouverts et a posé l’hypothèse d’une écriture ouvrante dont participe la présence récurrente d’objets de surface (photographie, écran, toile). Que ce soit dans L’Autre fille, L’Usage de la photo ou Les Années, et l’album de Ecrire la vie, la photographie est plus qu’une fabrique de mémoire, qu’une trace participant d’une écriture à contretemps ; elle consomme certes la perte, mais elle est un ouvroir de distance et de profondeur. La porte entr’ouverte offre en ce sens des matrices d’images (et non une clef). Un des paradoxes de l’exigence et de la violence d’Annie Ernaux est de se tenir à cet entre-deux entre le forage et le trouble. À la fin de sa communication, Isabelle Roussel a analysé la fonction de construction/déconstruction de la réalité et du temps dans L’Autre, adaptation filmique de L’Occupation qui distille ce double jeu du mouvement et du fixe.
♦ Françoise SIMONET-TENANT, « L’Autre fille : "Tu es morte pour que j’écrive…" »
Dans L’Autre Fille (2011), Annie Ernaux s’adresse à sa sœur morte de diphtérie en 1938, avant sa propre naissance, s’emparant de la contrainte pour composer un texte percutant. Elle a appris l’existence de l’absente disparue au hasard d’une conversation qu’elle a surprise, enfant, entre sa mère et une voisine, scène saisissante qui revient hanter l’écriture. La chercheure a privilégié la perspective génétique pour analyser l’élaboration d’un système énonciatif complexe qui permet de faire vibrer dans la monodie épistolaire les voix du passé.
♦ Bruno BLANCKEMAN, "La chanson, les chansons" (cette communication a précédé une mémorable soirée – qu’il a lui-même organisée – sur les "chansons aimées d’Annie Ernaux).
♦ Francine DUGAST-PORTES, "La réception de l’œuvre et le paratexte de l’auteur (notamment L’Atelier noir, 2011)".
La co-organisatrice du colloque a fait le point sur la réception de l’œuvre d’Annie Ernaux telle qu’elle apparaît dans les articles critiques et les lettres des lecteurs depuis 2008 (cet aspect ayant déjà été étudié avec précision pour les décennies antérieures). Le discours d’Annie Ernaux elle-même sur sa démarche d’écrivain a été examiné : il jalonne Les années, tisse les entretiens divers, et constitue essentiellement les extraits du Journal intitulés L’Atelier noir, qui forme en somme diptyque avec le "photojournal" placé au début de Écrire la vie (Quarto). Une sorte de bilan narratif "autographographique" – comment écrire la vie justement – se dégage de ces textes dans lesquels le travail d’élucidation met en jeu de façon subtile la conception de la création littéraire, et les modalités diverses de la lecture.
♦ Florence BOUCHY, "Mémoire et expérience du quotidien dans l’œuvre d’Annie Ernaux".
♦ Barbara HAVERCROFT, "Le tombeau de la sœur : récit et réconciliation dans L’autre fille".
Avec cette Lettre ouverte, Annie Ernaux transgresse la loi du silence et du secret, instaurée par ses parents. Elle se donne également un grand défi : comment créer un texte fondé sur une ombre, sur un fantôme qui est "hors du langage des sentiments et des émotions" (p. 54), un être absent qui est "l’anti-langage" (p. 54) même ? Si l’écrivaine qualifie la sœur défunte de "forme vide impossible à remplir d’écriture" (p. 54), il n’en reste pas moins qu’elle réussit magistralement la tâche difficile de rédiger ce texte-tombeau émouvant. Parmi les procédés discursifs utilisés dans cette lettre, la chercheure canadienne s’est plus particulièrement intéressée aux deux récits enchâssés et à l’emploi de la deuxième personne, de l’ekphrasis, du discours métatextuel, du jeu des contrastes et des contraires et du champ sémantique religieux. [Photo, de gauche à droite : F. Besse, B. Blanckeman, B. Havercroft, A. Ernaux, T. Samoyault et F. Dugast]
♦ Emmanuel BOUJU, « "Une phrase pour soi" : mémoire anaphorique et autorité pronominale. »
Que la mémoire n’apporte à Annie Ernaux "aucune preuve de [sa] permanence ou de [son] identité", mais au contraire lui "fait sentir" et "confirme" sa "fragmentation" et son "historicité" (La Honte), cela se traduit dans son œuvre par l’usage très particulier qu’elle y fait des pronoms personnels et par le lien qui s’y établit entre leur fonction anaphorique et leur capacité à servir de support d’autorité. Si la configuration narrative des récits parvient à servir ainsi la circonstance d’une vie et la "rumeur" d’une époque (Les Années) en en détaillant les signes, c’est peut-être, en particulier, parce qu’Annie Ernaux a su faire de cette position mineure d’auteur et de la réticence pronominale qui la caractérise les moyens d’une autorité nouvelle, où le fait d’écrire en son nom propre est devenu indissociable d’une figure commune de l’énonciation.
♦ Robert KAHN, "Anatomies de la mélancolie : Annie Ernaux et Elfriede Jelinek.
Annie Ernaux, Elfriede Jelinek : deux voix de femmes, nos contemporaines, qui ont su analyser avec une très grande acuité la fabrication de l’individu ouest-européen, et ce qu’elle entraîne comme douleurs et désastres. Ont été lus en miroir Les Armoires vides (1974) et Les Exclus (1980), deux textes qui traitent de la même période : l’après-guerre, la fin des années 50. Etre alors une jeune fille, c’est être, à son corps défendant, soumise à une idéologie. Il est frappant de constater à quel point, malgré toutes leurs différences, en particulier génériques (roman entre réalité et fiction pour Jelinek, récit autobiographique pour Ernaux), les textes se recoupent parfois jusque dans le détail, dans la critique de la société, de l’école, de la famille, de la religion, de l’industrie culturelle.