Nous pouvons lire sur sitaudis une lettre ouverte de Patrick Beurard-Valdoye à Jean-Michel Maulpoix, à propos de son troisième tome de « Modernités XIXème-XXème siècle » paru aux éditions PUF. Patrick Beurard-Valdoye souligne, suivant en cela Jean-Pierre Bobillot qui a été le premier dans Action Poétique a mettre en lumière ce que dit Maulpoix, que le directeur de la Maison des Écrivains écrit que la lignée des « diversités formelles », qui a engendrée la poésie sonore « ne semble pas d’ailleurs jamais donné lieu à des oeuvres de premier ordre ».
Etrange jugement ? Au sens où la poésie sonore, si elle n’est certes pas spécifiquement connue du grand public, au même titre que bon nombre de poètes du XXème siècle appartenant selon cette logique de classification à la poésie traditionnelle (non formelle = lyrique donc, se nourrissant du sentiment et non du formalisme), a su définir des horizons de recherche qui débordent largement son petit cercle et qui a maintenant une visibilité large, traversant aussi bien le milieu de la poésie que la musique expérimentale ou bien même des arts plastiques (faut-il rappeler aussi que Bernard Heidsieck a eu un prix au festival de musique électroacoustique de Bourges, et qu’il vient d’être invité entre autres à l’exposition Villepin La Force de l’art). Etrange jugement, que dénonce parfaitement Patrick Beurard-Valdoye, mais qui repose sur une logique qui est pourtant simple, et que la poésie contemporaine peut elle-même transporter : la méconnaissance et la désaffection en tant que critère de vérité au niveau de l’énoncé qui se prétend objectif.
En effet, ce que cache beaucoup de discours universitaires et critiques (et le nôtre y compris si nous n’y prenons pas garde) c’est qu’il repose sur des fondations affectives qui se sont déterminées à partir des impacts esthétiques et cognitifs permis par la donation poétique (qu’elle soit lyrique, moderne ou post-moderne). Le jugement s’il est bien évidemment lié à ce ressenti affectif, il est aussi constitué par des conditions affectuelles qui structurent la réception (conditions qui sont à la fois propres au sujet et qui sont conditionnées aussi par le milieu social et ses institutions symboliques plus ou moins définies et imaginaires).
Il n’y a pas en ce sens de jugement qui porte en soi d’objectivité dès lors que l’on tente de classifier ou hiérarchiser comme le fait Maulpoix ou tant de critiques qui utilisent les superlatifs (ce sont des jugements réfléchissants qui élaborent la réflexivité sur le goût, qui se constituent anté-prédicativement en tant que sentiment qui dépend d’une situation affective). La seule objectivité possible tient à la mise en évidence (comme le fit Alain Frontier avec son livre La poésie) des mécanismes linguistiques qui régissent une poésie, ou bien des conditions sociogénétiques (recherche initiée en France par Fabrice Thumerel). L’objectivité est oeuvre de mécaniciens, de structures, et non de jugements affectifs, de classements, de hiérarchisations, de taxinomies tendant à donner de mauvais points ou de bons points.
Ici, il est nécessaire de le souligner, cet impensé du jugement est à l’oeuvre dans de nombreux énoncés et de nombreuses déclarations. Et ce qu’il faut prendre en vue ce sont les fondations des conditions affectives du jugement : si ainsi pour Maulpoix cela tient tout à la fois à son travail poétique (qui est loin d’appartenir à la modernité ou aux avant-gardes) et à son statut institutionnel, pour un programmateur cela dépendra par exemple de la reconnaissance institutionnelle de ses choix, des modes éditoriales ou de programmation (cf. analogiquement ce que met en lumière Yves Michaud dans La crise de l’art contemporain), et parfois en effet de son propre ressenti (mais il n’y a qu’à voir la banalité de la plupart des programmations institutionnelles pour comprendre que les programmateurs s’arrêtent surtout sur ce qu’il faut (quelle est la légitimité de ce falloir) programmer, et non pas sur ce qqu’il serait possible de programmer). C’est pour cela, par conséquent, que le milieu de la critique comme des lectures obéit à des modes, à la duplication de modes qui ne correspondent souvent qu’à des conditions extérieures à la poésie elle-même. Consécutivement c’est en ce sens que l’on peut voir des auteurs, assez moyens textuellement, occuper stratégiquement un grand nombre de lectures (je devine que vous attendez des noms : vous n’avez qu’à regarder les programmes de lecture de cette année).
Dès lors ce que dénonce Patrick Beurard-Valdoye, si cela vaut pour Maulpoix de sorte que cela implique la question de sa légitimité à être président de la Maison des Ecrivains, cela nous concerne tous quant aux fondations de nos jugements, quant à ce que nous favorisons comme pratique de la poésie, ce que nous occultons, ce que nous jouons comme rôle, lorsque nous construisons nos jugements.