[Recherche] La présence (tr)Ou(vr)hante de la femme chez Christian Prigent

[Recherche] La présence (tr)Ou(vr)hante de la femme chez Christian Prigent

novembre 8, 2007
in Category: manières de critiquer, recherches, UNE
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  [Ce texte entre dans le dossier Christian Prigent que nous constituons peu à peu sur Libr-critique. Il est aussi l’un des chapitres de l’essai [mécano] sans mode d’emploi, essai qui concerne la littérature contemporaine. Ce texte est inédit. En Janvier, dans un livre collectif portant sur Bernard Desportes (éditions Presse Universitaire d’Artois) un article complètera cette première approche, confrontant Bataille, Desportes, Prigent autour de l’abîme du trou de la mère.]

 

Fantôme
La femme hante l’œuvre de Christian Prigent. Est revenant. Sur Polaroïds, à distance, car « la distance est distinction » d’un « corps parmi les corps »[1]Le Professeur, p.88. De même dans Dum pendet filius, il écrit : « l’homme je pense c’est un corps et que dit sa / bouche / distance distance / elle nous tient dans la distance zu / rück bleiben » (p.104). Cette distance est introduite par la mère. , souvenirs en mémoire, lors d’entretiens, dans l’écriture elle-même : élève-amante, mère ou grand-mère, Judith ou Nausicaa. La femme hante l’écriture de Prigent, l’écriture de ce dernier tourne souvent autour de sa présence, la pose en sa lisière, en ses bords, comme si la littérature prenait sa dimension à partir de ce genre d’être, ce Geschlecht, qui pour sûr n’aura pas été neutralisé dans son œuvre, n’aura pas été réduit à la synthèse masculine d’une humanité générale [2]Ecrivant cela, je fais écho, bien entendu, au texte de Derrida, De l’esprit, et à la partie qu’il consacre au Geschlecht : Différence sexuelle, différence ontologique, à la question du genre en rapport à la définition du Dasein par Heidegger. Il est important de noter, à quel point se pose une différence entre la question du sujet dans la littérature et dans la philosophie. Ainsi, Derrida questionne avec pertinence le genre du Dasein. Masculin, féminin ? En tous les cas, à lire l’auteur de Sein und Zeit, il apparaît que le Dasein ne se soucie pas de sa sexualité, en est exempt, ou plus précisément, parce que l’analytique existentiale du Dasein tente d’établir le Dasein en-deçà de sa déchéance au monde (Verfallenheit), elle s’élabore avant la différenciation sexuelle. La recherche ontologique par sa réduction du phénomène de l’humanité en son être, fait le sacrifice des variations bio-logiques qui apparaissent au niveau ontique. Mais c’est là aussi que se décide un certain discours, celui de la pensée masculine qui œuvre à déterminer l’humanité à son être selon sa propre mesure de pensée. Tout au contraire, il m’est apparu que chez des auteurs comme Prigent, le genre féminin, loin d’être réduit à une abstraction soumise au logocentrisme masculin, apparaissait comme une force de distorsion pour le prisme masculin, le lieu où se décide même l’accidentalité du langage et donc sa possibilité poétique. Ce que je vais tenter de montrer c’est de quelle manière, chez Prigent, la pensée ne se conçoit pas d’abord et avant tout dans la réduction des genres et la réflexivité sur soi (ce qui est majeur en philosophie depuis Platon et sa reprise de la maxime du temple de Delphes), mais dans la confrontation/distorsion par l’autre, cet autre étant d’une manière fondamentale : la femme.. La femme, méprisée par la religion, tenue, soumise au logocentrisme masculin de la philosophie du sujet, aura été reconnue comme présence en excès dans cette œuvre, comme cet excès-trou qui, venant du dehors des mots, vient poser la question même des mots qui ne cessent de revenir la saisir. La femme, insaisissable, est ce qui se présente comme faisant « trou dans la possession »[3]Le professeur, p.40., ce qui délie de soi la plénitude du monde ou de la réalité en direction d’un en-dehors qui troue : du réel qui s’est absenté.

Ce n’est pas tant que Prigent énonce la femme, qu’il en ferait son objet, qu’il tenterait de la définir. La femme n’a pas besoin d’être théoriquement établie, elle s’affirme dans le texte, par son sexe, par sa mémoire, elle est cette présence même qui ouvre la possibilité d’un excès de texte, qui demande de narrer, de raconter, de témoigner d’un supplément de texte à travers des babils inouïs parfois, d’un texte qui ne peut se révéler que par sa présence. Car « la nature de la mère a horreur du vide » et cette malédiction du trou-mère-attractif contamine toute féminité qui appelle à entrer dans cet hôte-trou. La femme hante parce qu’elle s’inscrit dans la mémoire de celui qui écrit, elle n’a de cesse de revenir comme imprimant la nécessité de l’écriture[4]Si on regarde les titres de certains textes, il apparaît immédiatement qu’il s’agit de scène de souvenir, de femme qui revienne en mémoire. Mais selon quelle nécessité ? Que cela soit Une lettre pour ma mère, où s’affirme le destinataire de l’écriture. Le Professeur, celui qui écrivant, enseignant à l’élève, devient surface d’une autre écriture celle de la présence de cette élève. Ou bien encore Grand-Mère Quéquette, qui revient sur le personnage de la Grand-Mère. La femme n’est pas seulement cette présence-là qui fait face, elle est d’abord cette marque indélébile qui attire la conscience, la nécessité d’un témoignage de la différence de genre d’être.

S’il y a une hétérogénéité de l’écriture de Prigent, la rupture avec un principe de réalité objectivement posé, c’est sûrement dû à cette présence de la femme. Le style de Prigent, la pointe de son ouverture, tiendrait à ce que déclenche cette présence qui, loin d’être claire, est opaque, exigence de tours et détours de l’écriture pour en assumer l’énigme de genre. Ou encore le genre d’une énigme qui ne laisse pas indifférent celui pour qui ça écrit dans l’homme. Se sentir appelé par la femme, c’est délibérément s’exposer à la contrariété de ce qui n’est pas le même, de ce qui est étranger, de ce qui dans la logique du langage du même (de la masculinité) ne peut être dit sans tomber dans l’illusion d’une homogénéisation, d’une adéquation tout aussi prétentieuse que sentencieuse. Si la femme, et telle est mon hypothèse, est le symbole de la présence prégnante du trou, c’est bien l’ensemble de l’écriture qui témoigne — de par son apparition en tant qu’illisible — de l’hétérogénéité de celle-ci. Prigent se sera gardé de vouloir s’en saisir, mais laissant l’effet de la présence de la femme se produire, en tant que présence (tr)ou(vr)hante, celle-ci apparaît dans toute son hétérogénéité comme cause de la monstruosité de la langue.

La question du trou féminin
Ce qui se joue, dans cette féminité qui vient dans l’écriture, se pose à travers le motif du troué, de la trouée, de ce qui vient trouer phénoménalement l’espace de perception, et vient donc dérober toute saisie, toute présence substantifiée de ce qui se présente. Le trou, chez Prigent, est un motif récurrent, entêtant, qui revient aussi bien dans ses textes fictifs que critiques ou poétiques.
Le trou n’est pas ce qui hante, mais la trace de ça qui hante, de ce qui se dérobe à la vue tout en se marquant intuitivement en tant que réel. Le trou est trace, indice, mais simultanément ne permettant pas de voir ce qui tient lieu de fond du trou. Il est masque. Ce qui se terre dans le fond du trou, Prigent le nomme le réel, ou encore du point de vue de notre chair et de son vécu : ça. Le trou est la marque de la distance infranchissable entre un vécu de sens du sujet (sa douleur, son désir, son excitation) et de l’autre la cause de ce vécu de sens : « Car ça, quand ça surgit, et ça surgit toujours parce que ça gît au fond de nous, ça fait s’écrouler tout dans un trou de langue (…) Il n’y a pas de mots, pas de dessin non plus, pour donner sens et forme à la bidoche qui souffre » [Commencement, p.27].
Sentir le trou, cette trouée, à savoir comprendre que l’aplat des choses n’est que l’apparence superficielle de la réalité, c’est rencontrer de ce fait un indicible qui se tient en soi. Jeu de miroir, ce qui se refuse à la saisie et fait saillie dans la perception implique que se creuse en soi le trou de notre propre être, l’énigme de sa présence.]
Le trou n’est pas un, mais multiple, la réalité semble perforée d’une multiplicité de trous, comme si l’étoffe de l’apparence du monde était une surface absolument poreuse en chacun de ses points.
Le trou ne vient donc pas interdire la parole, poser le sceau du silence, mais il est appel de l’infini de la langue, de la possibilité pour la langue de tenter une articulation, à savoir de former un idiolecte propre à se confronter au retrait que présente le trou. C’est pour cela que le trou est si important chez Prigent, qu’il est l’un des motifs insignes à partir duquel il énonce ce qu’est la poésie, comment se forme la parole poétique. Parce que le sujet humain endure l’impossibilité de la concordance du dire face au réel, par une sorte de diplopie de la langue sur elle-même, il rencontre la béance de la langue elle-même. Cette béance ayant pour nom poésie. Comme si « elle n’était que cette question toujours reposée, cette réponse toujours différée sur sa propre nature, cet empêchement à fixer sa propre définition, ce retrait face aux formes sues (…) Comme si ce trou béant entre les formes fixées était la poésie, c’est-à-dire comme si la poésie n’était rien qui relève d’un plein définissable, d’un genre constitué, d’une valeur » [Ceux qui MerdRent, p.210]. La notion de trou est ainsi un des fondements de sa lecture aussi bien des anciens que des modernes (de Balzac à Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud ; de Jarry à Guyotat, Verheggen ou Pennequin)[5]Ici, il est évident que nous faisons face à l’une des pierres de touche du prisme analytique Prigentien. Pour bien comprendre les enjeux de la négativité en tant que fond propre à la modernité chez Prigent, il faudrait analyser précisément l’ensemble des auteurs auxquels il assigne ce principe d’origination textuelle, et d’autre part en quel sens cela concorde avec leur propre recherche. S’il est évident que la négativité appartient bien à un axe généalogique définissable (comme il le répète à de très nombreuses reprises), toutefois, comme je le mettrai en évidence soit en rapport à Blaine ou Sivan, soit plus largement dans la seconde partie de cet essai, en tant que la modernité a pu et peut se destiner autrement, du fait qu’à partir de vécus de sens qui paraissent analogues, d’autres opérations d’écriture et de rapports au monde sont possibles qui passent pas par cette négativité., la poésie n’étant poésie que parce qu’une certaine langue (celle toujours déjà singulière de chaque auteur) s’est brisée, composée, compactée voire compotée autour de la trouée du trou.

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Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

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