Suite à notre présentation du colloque international qui s’est déroulé à Bologne (Italie) les 17 et 18 septembre 2009, voici le compte rendu qu’en propose l’une des participantes, Maria Chiara Gnocchi. Vu l’intérêt du sujet, il nous semble capital d’en évoquer les grandes lignes avant même de recenser les Actes dès leur publication.
Le but du colloque international Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle, qui s’est déroulé auprès de l’Université de Bologne les 17 et 18 septembre 2009, était de questionner un "objet" que tous les chercheurs connaissent à partir de quelques cas spécifiques, mais autour duquel la réflexion critique s’est, de manière surprenante, assez peu développée. En effet, les dernières études sur le manifeste en tant que genre – ou en tout cas en tant que texte aux traits identifiables et récurrents – remontent aux années 1980, et bâtissent leur appareil critique en fonction de quelques exemples majeurs, notamment les manifestes des avant-gardes des premières décennies du XXe siècle, Dada et surréalisme en tête (en particulier : Les manifestes, Littérature, n. 39, octobre 1980 ; Manifeste poétique / politique, Études françaises, n. 16/3-4, octobre 1980 ; Jeanne Demers et Line Mc Murray, L’enjeu du manifeste, le manifeste en jeu, Longueuil, éditions du Préambule, " L’univers des discours ", 1986). Des doutes plus que légitimes s’imposent dès lors quant à la validité de ces clés d’analyse, appliquées aux cas récents de manifestes littéraires qui ont marqué le nouveau tournant du siècle (dont le plus célèbre est le " Manifeste pour une littérature-monde en français ", signé par 44 écrivains et publié dans Le Monde des livres le 16 mars 2007).
Ce questionnement constituait le point de départ du colloque auquel différents chercheurs ont été conviés, ainsi que quelques signataires de manifestes récemment parus. L’intitulé de la première journée, présidée par Paul Aron, de l’Université Libre de Bruxelles, était " Le manifeste littéraire, un genre à redéfinir ? ", alors que la seconde, présidée par Francesco Fiorentino, de l’Université de Bari, proposait un élargissement " vers de nouvelles frontières ".
Anna Boschetti, de l’Université de Venise, a ouvert les travaux en abordant la notion de manifeste elle-même, visant moins à une définition qu’à la mise au point des fonctions des textes désignés comme des " manifestes ". Son étude s’est naturellement étendue aux principaux facteurs qui ont favorisé l’essor des manifestes dans la vie littéraire et artistique, d’où quelques remarques sur l’évolution du genre, voire sur son déclin éventuel. Dans une approche diachronique et comparatiste, Paolo Tamassia, de l’Université de Trente, a analysé deux manifestes littéraires qu’un siècle sépare : le " Manifeste du surréalisme " de 1924 (approché par le biais de deux lectures critiques aussi différentes que celle du philosophe Alain Badiou, développée dans son essai Le Siècle, et celle, plus générale, que Claude Leroy esquisse dans un article intitulé " La fabrique du lecteur dans les manifestes ") et le " Manifeste pour une littérature-monde en français " de 2007. L’approche d’Elisa Bricco, de l’Université de Gênes, a été différente dans la mesure où elle s’est occupée d’un seul texte qui, de plus, ne se présente pas à priori sous les traits d’un manifeste, ni se déclare comme tel. Et pourtant, Elisa Bricco découvre dans Ma haie d’Emmanuel Hocquart (2001) l’esprit des manifestes, notamment dans la démarche " au négatif " de ses propositions et dans la véhémence de certains de ses propos. Une " posture manifestaire " serait dès lors reconnaissable, qui n’est pas sans rapports avec les attitudes des avant-gardes. Les propos de Jean-François Plamondon, de l’Université Laval, ont plongé l’assistance dans un autre contexte, qui est celui du Québec. Plamondon a présenté un parcours très intéressant, varié et pourtant cohérent, à travers les écrits manifestaires au Québec, de 1948 à nos jours. Son attention s’est concentrée sur l’évolution des deux voix principales : d’un côté celle qui trouve son origine dans Refus global, le célèbre manifeste des automatistes (1948), et de l’autre celle, largement représentée et différemment déclinée au fil des années, de ces écrivains et artistes divers qui ont cherché à définir les contours d’une identité culturelle québécoise.
La parole a ensuite été donnée aux auteurs (la rubrique " La parole aux auteurs " se présentant comme une sorte d’interlude entre les différentes sessions), et notamment à Karim Amellal et Mohamed Razane, du Collectif " Qui fait la France ? ", lancé en 2007 par un manifeste au même titre. Ilaria Vitali, de l’Université de Bologne, a présenté le Collectif et son écrit programmatique, et entamé une conversation avec Amellal et Razane, qui ont expliqué les enjeux de leur manifeste et leur conception d’une " littérature au miroir ", en prise avec la réalité sociale de la France d’aujourd’hui. La conversation a été vite relayée par un public curieux et intéressé qui a multiplié ses questions.
La journée du 18 septembre a été ouverte par une parenthèse " non manifestaire ", si l’on peut dire : Maurizio Ascari, de l’Université de Bologne, et Mariolina Bertini, de l’Université de Parme, ont présenté le livre Des îles en archipel… Flottements autour du thème insulaire en hommage à Carminella Biondi, dirigé par Carmelina Imbroscio, Patrizia Oppici et Nadia Minerva (2008). C’est à Carminella Biondi, professeur à l’Université de Bologne, directrice du doctorat en Littératures francophones et de la revue Francofonia, que différents intervenants au colloque doivent l’essentiel de leur formation dans les domaines des littératures francophones et des théories postcoloniales.
Le deuxième volet du colloque s’est d’emblée placé dans le contexte de l’" extrême contemporain ". Les deux premières interventions critiques ont porté leur attention sur le " Manifeste pour une littérature-monde en français " ; Alessandro Corio, de l’Université de Bologne, a comparé ce texte à l’Éloge de la créolité de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant paru en 1989. Selon Corio, un même mouvement " oxymorique " caractérise ces deux textes, qui d’une part s’ouvrent à la pluralité et à la diversité des écritures, et d’autre part se figent autour de normes esthétiques quelque peu rigides, ou simplifiantes. Maria Chiara Gnocchi a interrogé, quant à elle, le " Manifeste pour une littérature-monde en français " à partir des réactions que ce dernier a suscitées au sein de l’institution littéraire. Elle a dressé un tableau qui permet de dégager les traits principaux du texte, ainsi que ses quelques ambiguïtés, voire anomalies, par rapport au genre tel que la tradition critique l’a défini. Paul Aron s’est, lui, concentré sur la présence/absence de " manifeste " (qu’il soit déclaré comme tel ou non) dans les revues littéraires qui, dans les dernières années, ont opté pour une diffusion électronique. Son objectif était de saisir le rôle et les fonctions de ces textes dans le nouveau cadre éditorial que la toile dessine. Un débat a suivi l’ensemble des communications, fécond et prometteur quant aux prolongements que l’étude des manifestes pourra connaître dans l’avenir.
Ce que l’on peut noter, d’ores et déjà, c’est que les instruments critiques nécessitent un renouvellement et que de nouveaux cadres, aux contours inédits, doivent être dessinés pour saisir les manifestes récents et à venir, dans un contexte qui leur convienne, et qui rende possible une interprétation adéquate de leurs enjeux et de leur portée. Au fil des communications, le renvoi aux exemples des avant-gardes a semblé pourtant incontournable, ne serait-ce que comme terme contre lequel, le plus souvent, un nouveau discours s’est ébauché. Et si les études critiques existantes ont adopté des moules interprétatifs empruntés essentiellement à la sémiotique (comme le numéro monographique de la revue Littérature) et à la pragmatique (comme le volume cité de Jeanne Demers et Line Mc Murray), on peut se demander si des théories plus récentes peuvent offrir des méthodes et des clés d’analyse à exploiter : la " nouvelle " sociologie de la littérature, née des recherches de Pierre Bourdieu ; l’étude de l’institution littérature promue par " l’école de Liège " ; ou encore les théories postcoloniales ? Ce qui est certain, c’est que les manifestes qui ont dernièrement marqué la scène littéraire sont faits pour " déranger " les critiques et les chercheurs, dans la mesure où ils les obligent à se poser de nouvelles interrogations et les invitent à proposer des réponses inédites et forcément complexes. " Dérangement " heureux, puisque c’est là, on ne devrait jamais l’oublier, la clé du renouvellement, et donc de la vitalité, de la recherche scientifique.