François Bon, dans un entretien vidéo accordé à auteurs.tv, explique que si pour une part le monde ne se soucie pas de la littérature, à savoir n’éprouve pas le besoin de son déchiffrage ou de son frayage de sens pour en constituer son sens, toutefois, celle-ci permet encore certains types d’expériences, non pas "utiles", mais radicales, pour "nommer le monde". Cependant, si la littérature semble en crise quant à sa diffusion en livre, malgré l’augmentation de 9% en 2007 des ventes de livres, sa place devenant de plus en plus incongrue dans le réseau des librairies, comme nous l’avions souligné lors du colloque de la SGDL d’octobre, est-ce qu’internet pourrait devenir le lieu permettant sa diffusion ? En quel sens le déplacement de la diffusion pourrait offrir une possibilité aux textes — et à quel texte — de trouver accès à des lecteurs ?
1 — Alors que le livre papier est consubstantiellement relié au déploiement de l’activité littéraire et de la pensée, notamment scientifique et philosophique, il est nécessaire d’emblée de préciser qu’internet, d’aucune manière, n’a été et n’est le lieu de ce déploiement. Cette remarque n’est pas anodine, au sens où elle permet d’établir une différence d’intention quant au rapport que l’on a à un médium.
1.1 — Le livre du point de vue de l’intention du lecteur est encore attaché à des valeurs intellectuelles. Le livre, en tant qu’unité référentielle, n’est pas hétérogène à la culture, mais bien au contraire il semble enveloppé en un sens "noble" à la culture (il faudrait cependant interroger cette notion de culture, comme le fit en son temps Maurice Blanchot dans L’entretien infini, ou encore comme le fit Hannah Arendt dans La crise de la culture, stigmatisant la neutralisation de l’intensité des contenus par la massification de la diffuson). Dans l’appréhension du concept de "livre" par la conscience, est immédiatement pensé pour la conscience, et ici intuitivement, qu’il s’agit d’un accès à une forme de pensée. Ainsi quand nous parlons de livre, d’une manière générique, il ne s’agit pas immédiatement pour la conscience de livre de cuisine, ni de livre d’informatique, mais bien d’un objet culturel, qui demande une certaine qualité relationnelle, une forme d’effort. Au contraire, si nous voulons parler de livre de cuisine, il faut préciser spécifiquement le genre du livre.
1.2 — Avec internet, nous voyons une détermination inverse se constituer : le terme générique de "site" de "blog" ne renvoie aucunement à la détermination d’un objet culturel ou bien littéraire ou de pensée. Ceci est même flagrant avec la définition du blog, qui renvoie très étrangement à une pensée personnelle, relative, la plus part du temps simplifiée et peu réfléchie. L’enquête sur la définition des blogs, faite par Libération est très instructive de ce point de vue : mis à part Olivier Ertzscheid, tous les autres blogs n’ont aucune relation à une culture liée à la pensée ou bien à la littérature. Les réponses dans cette enquête, avoisinent le degré zéro de la réflexion, et le contenu des blogs, est très souvent seulement dédié à l’actualité sociale, politique ou bien technologique, sans qu’il n’y ait de véritables valeurs ajoutées, comme cela apparaît caricaturalement par exemple chez embruns.net. Internet n’enveloppe pas d’un point de vue intentionnel de relation au référent littéraire ou philosophique. Toutefois, il faut quand même souligner que cette dimension n’est pas absente, comme en témoigne aussi bien le classement technorati que wikio.fr.
2 — Cela implique que la littérature n’ayant pas de relation naturelle au numérique (en tout cas du point de vue de l’intention de l’utilisateur, du consommateur), elle doit alors créer son espace. Contrairement, au monde physique, qui obéit à des contraintes spatio/temporelles précises qui impliquent des coûts économiques élevés pour la création d’espace et de diffusion, internet permet très facilement de créer sa place, de façonner un site pour une pratique.
2.1 — Toutefois, la question d’internet n’est pas celle de la création d’un espace d’existence, mais la création des signes de l’existence de cet espace dans la dimension générale du web, c’est-à-dire la communication de cette existence à des lecteurs potentiels. Les trois sites dont je vais parler, publie.net, inventaire/invention et léo scheer, ont réussi à créer cette dimension relationnelle. Mais il est nécessaire de signaler que beaucoup de sites de publication, voire la grande majorité ne réussissent pas à rompre leur isolement. Ceci vient de la transformation ontologique du rapport à l’espace et au temps, comme j’ai pu l’analyser maintenant depuis le début 2000. Dans une dimension physique, l’espace est ce qui permet de déterminer des distances et des déterminations géolocales. Même si dans l’espace-monde général, un lieu est inconnu, localement, il est prégnant, il existe, il est visible, il a une consistance ontologique ontiquement définissable. Si on passe à proximité, on ne peut l’éviter, il est là. Tout au contraire, un site sur internet, n’est pas géolocalisable, car il n’y a pas de géolocalisation ou de spatiolocalisation du site. Le site, est une réalité virtuelle, en puissance, qui demande une intentionnalité spécifique pour apparaître, être spatialisé au niveau de l’écran. La réalité du site ne tient pas à sa présence concrète, mais à l’ensemble des liens qui peuvent y relier et lui permettre d’être actualisé, déplié en tant que réalité situationnelle. En ce sens, internet n’est pas un espace, mais c’est une dimension sans distance, où les sites sont des entités abstraites, qui requièrent un effort intentionnel premier : celui de la connexion.
3 — Quelles peuvent être alors : a/ la démarche de publication pour l’objet textuel; b/ la nature de cet objet ? Quand on regarde les trois expériences d’Inventaire/Invention (qui est le plus ancien pour la question qui nous intéresse), de m@nuscrits Léo Scheer et de publie.net, nous faisons le constat qu’ils importent sur le net des objets textes qui appartiennent au champ traditionnel du livre. Que cela soit des objets poétiques (publie.net, Inventaire/invention), que cela soit des textes d’essai ou de commentaire (publie.net), que cela soit de la narration ou de la fiction (publie.net, Inventaire/invention, m@nuscrit Léo Scheer). Il est nécessaire de le souligner, ces expériences ne sont pas véritablement une réflexion sur de nouvelles formes de littératures, mais bien plutôt des expériences de nouvelles formes de diffusion du texte.
3.1 — Celui qui tente le plus d’articuler cependant la question de nouvelles formes de textualité en relation au support numérique, reste François Bon, qui dans sa présentation de publie.net, indique spécifiquement cette ouverture. Toutefois, quant aux formes possibles, ce qui est diffusé reste encore analogiquement lié au livre, ce qui apparaît notamment selon l’objet auquel nous avons accès : un fichier PDF (qui est spécifiquement rattachabe à la mise en page livre). Ici, il faut noter qu’il ny a pas encore sur internet une plateforme qui serait dédiée aux expériences littéraires liées aux nouvelles technologies : que cela soit la création hypertextuelle, la vidéopoésie (sur laquelle je reviens prochainement dans un article de recherche), que cela soit des créations hybrides supposant la multiplication des médiums. Il faut alors souligner les efforts que font aussi bien Jean-Pierre Balpe, que le site Doc(k)s de Philippe Castellin ou la communauté Transitoire observable. Toutefois, toutes ces expériences, soit d’analyse, soit de mutualisation, restent en-dehors du champ spécifique de la littérature sur internet telle quelle est réfléchie et véhiculée traditionnellement, notamment par les trois expériencs qui nous intéressent ici. Cela apparaît par le peu de références que nous pourrions voir à ces expériences sur les sites et blogs littéraires.
3.2 — Description spécifique des trois types d’objet : a/ Inventaire/invention : l’expérience que tente depuis quelques années Patrick Cahuzac avec Inventaire/invention, est celle d’un double rapport au texte. D’abord une publication en ligne du texte, puis une publication papier. Parfois la publication en ligne est seulement une étape de travail, ou encore un large extrait, parfois, il s’agit du texte en totalité tel qu’il sera publié en version papier. Ici, la stratégie suivie est celle d’une forme de teasing. On communique l’existence d’un texte, on le diffuse gratuitement selon une mise en page web, puis, on le diffuse en livre. Cela suppose, intentionnellement, que le lecteur soit encore attaché à l’objet livre papier. Si les lecteurs ne faisaient pas la différence entre un texte en ligne et un texte en livre, alors, l’expérience d’Inventaire/Invention serait un échec. Si cela peut fonctionner, c’est que justement, les lecteurs, notamment en littérature contemporaine, sont attachés encore au livre papier comme réalité matérielle de la découverte d’un texte (cf. mon article "je lis un livre, je ne lis pas le livre). Les textes en ligne sont diffusés gratuitement. L’édition papier est diffusée selon un prix modeste (5 € ou 6€50). Ce mode de relation à internet est celui d’un éditeur qui utilise ce médium comme possibilité de diffusion. b/ m@nuscrits Léo Scheer : cette expérience, très récente, qui est encore en constitution, est différente des deux autres. Premièrement, elle est initiée par un éditeur de niveau national, qui a une envergure de visibilité médiatique large, et qui se consacre aussi bien à une littérature traditionnelle, qu’à une littérature contemporaine (collection Laureli dirigée par Laure Limongi). Le concept de m@nuscrits, se constitue comme possibilité pour des auteurs de mettre en lecture web, des manuscrits. Une interface et une une partie du site sont consacrés à cette expérience. Le but étant de rendre visible et de permettre des commentaires spécifiques sur chaque livre, voire sur des parties du livre (cf. la phase III). Peu de filtres dans cette expérience, les auteurs proposent, à leur risque et péril, comme les discussions l’ont montré pour le premier manuscrit mis ainsi en ligne, leur texte. Aucun droit n’est rattaché à cette diffusion. Cette expérience permet de décloisonner le manuscrit de sa situation (celle de l’isolement de l’auteur), de lui offrir une forme de circulation qui pourra peut-être lui permettre de trouver un lectorat (en ce sens le manuscrit bénéficie de la visibilité des éditions Léo Scheer, sans être un livre publié par Léo Scheer). Cette expérience, en un certain sens, est comme celle d’Inventaire/invention : le web est une médiation, une phase intermédiaire dans le processus global de diffusion. c/ publie.net : cette expérience initiée par François Bon est liée — ceci dit synthétiquement — à un double constat : d’une part à la nécessité de circulation des textes dans le réseau numérique, notamment au niveau des bibliothèques ; d’autre part à une réflexion générale sur les droits d’auteur et les droits afférents qui sont imposés par les maisons d’édition (ce qu’il avait parfaitement analysé lors du colloque de la SGDL, ou encore ce qu’il met régulièrement en perspective sur son site le tiers-livre). Publie.net se constitue comme une maison d’édition en ligne, où chaque texte téléchargeable (PDF, cybook, iphone) est payant (le prix était de 7 € au lancement, il est de 5 € 50 actuellement). Le choix des textes obéit comme pour Inventaire/invention à celui d’un choix d’éditeur et donc à une spécificité éditoriale de champ. La force de cette entreprise, c’est que François Bon mutualisant ainsi les textes, se constitue — comme lui-même l’a dit — en tant qu’agent littéraire pour le catalogue de textes qu’il constitue. De plus les auteurs, étant sélectionnés, on retrouve dans son catalogue des auteurs d’envergure, publiés au niveau du livre papier, aussi bien dans sa collection Déplacements, que chez des éditeurs nationaux.
Une autre intéressante expérience dans le domaine du « libre » (licences CC) a déjà été tentée, sans aucun filtrage préalable comme ceci se produit semble-t-il pour l’expérience M@anuscrits de Léo Scheer.
http://www.inlibroveritas.net/
La caractéristique de ce dispositif est qu’il diffuse également des textes du domaine public en assez grand nombre.
Je vous remercie pour votre commentaire toutefois :
1/ mon état des lieux prend en compte le plan de littérature où nous tentons de nous situer, à savoir la littérature contemporaine et ses expériences. Pas le livre en général. Car autrement ls expériences sont très nombreuses il faudrait parler de Lulu.com, et de tant d’autres.
2/ Inlibroveritas, s’il permet la diffusion gratuite de textes et de manuscrits et un compte d’auteur au niveau de la publication livre papier :
http://www.ilv-edition.com/formule_serenite.html
je récapitule : pour une formule de vraie publication (couverture + correction ) : 149 € + 250 €.
Pour sa part Léo Scheer tente de mettre les manuscrits à partir de se sproprs services, sans aucune contre-partie. De plus le manuscrit bénéficie d’une visibilité médiatique dans le champ éditorial que n’a pas ILV.
En fait ILV se rapproche plus de Inventaire/Invention, qui pour sa part établit un filtre éditorial (au sens où les textes sont proposés dans le cadre de sa revue ou de sa collection) et ls auteurs sont publiés à compte d’éditeur, ils ne paient pas.
De m^me publie.net, les auteurs bénéficient du travail bénévol de François Bon et de sa visibilité dans une diffusion numérique qui leur offre : une vraie lecture et mis en forme (aucune procédure automatisée, mais c’est François Bon qui s’y colle) et deux un travail de démarchage réel. Je crois que peu à peu cette expérience fonctionnera.
Pour ma part cela fait une grande différence en tant qu’auteur par rapport à ILV, même si la diffusion en ligne de ILV est en effet réelle et doit êtr soulignée.
Rapprocher l’expérience ILV et celle de M@anuscrit permet peut-être de réfléchir à de nouvelles structures concentriques.Par exemple, pour un même éditeur :
1/Noyau dur d’édition classique papier (Catalogue éditeur)
2/Cercle élargi d’édition en ligne payante (Expérience F. Bon)
3/Cercle élargi d’édition en ligne gratuite avec filtrage ( ? )
4/Cercle périphérique d’édition en ligne gratuite sans filtrage (M@anuscrits, In Libro Veritas)
Avec possibilité de « migration » interne des textes d’un cercle vers l’autre, ou possibilité de ménager des formules mixtes, par ex.textes édités en ligne sur le cercle N° 3, donc gratuits en version électronique- texte intégral, mais pouvant être vendus en version papier sur la base d’un système d’impression à la commande, avec ou sans droits d’auteurs, l’option « sans » permettant de réduire le prix pour le lecteur, etc..
Les possibilités de « panachage » dans les solutions offriraient certaines perspectives. Le tout fonctionnant comme une sorte de grand portail intégrant des outils critiques (élargis ou non) et des vecteurs informatifs (donc ressources publicitaires), et accessible en partie de manière payante (par ex. sur abonnement, y compris abonnements de temps très réduits, semaine ou mois) et de manière gratuite (à la façon de Canal + = fonction d’appel). On pourrait même imaginer que le portail soit 100% d’accès gratuit une heure par jour.
Oui, ce que vous dîts là est tout à fait pertinent. De plus, j’en suis convaincu pour certaines écritures, certains segments éditoriaux, je crois à la mutualisation des moyens et la création d’un portail commun. Cela fait pas mal de temps que je défends cette idée. Je l’ai défendu déjà au niveau des éditeurs papiers : la nécessité de ne pas être éparpillé.
Cette mutualisation ne signifierait aucunement la disparition de chaque pôle éditorial, mais la possibilité de créer une force, une masse pouvant permettre une meilleure visibilité médiatique et d’autre part des économies de moyen.
Mais là, on s’affronte aux résistances individuelles de chacun. etc…. C’est bien dommage, car ce dont souffre pour une part ls littératures qui nous intéressent ici, c’est bien de leur archipellisation constante.
c’est pourquoi, je le répète que cela soit la démarche de François Bon (qui démarche, propose, expose le travail éditorial) ou Léo Scheer qui lie m@nuscrit à sa propre visibilité médiatique, il y a là une réelle pertinence.