Le "feu d’artifices" ne peut qu’amener Fusées… De cette dix-septième – et riche – livraison, on retiendra surtout la préface de Philippe Beck ("Propositions sur l’avant-garde"), le dossier sur Bernard HEIDSIECK et quelques travaux en cours (Bruno Fern, "Des tours" ; Mathieu Brosseau, "Ici dans ça" ; Bénédicte Gorrillot, "Trompettistes").
Fin août, nous reviendrons sur le somptueux numéro 4 de Lgo et sur le dossier de Littérature, "Effacement de la poésie ?" (n° 156, hiver 2009-2010, 110 pages, 20 €), dans lequel nous retrouvons Jean-Claude Pinson («"Lançons donc du blé à travers l’éther"», p. 16-35) et un article de Bénédicte Gorrillot, "Christian Prigent : l’effacement poétique à l’œuvre" (p. 65-78), qui constitue le pendant de celui qu’elle a publié sur LIBR-CRITIQUE, "Christian Prigent : l’écriture du commencement".
â–º Fusées, Carte Blanche, n° 17, été 2010, 120 pages, 15 €, ISBN : 978-2-905045-54-6.
Contrairement au baroque Mathieu Brosseau, pour qui "il faut être dans la modernité excessive" – viser l’entremonde, l’essentiel étant "la posture qui nous ouvre les mondes, leurs liens qui font, malgré la dispersion, une unité, une unité forte, une cause de l’au-delà" (p. 89-90) –, Philippe Beck nous livre d’emblée sa définition classique de la modernité : "La modernité, c’est la force classique déclassée ou reclassée, refaisant ses classes et gammes sémantiques-formelles dans le morceau joué, qui avance" (p. 3). Il s’inscrit ainsi dans le prolongement de Jacques Roubaud, pour qui il faut revisiter la tradition, et même de Ionesco, qui, dans sa seconde conférence sur l’avant-garde (1958), n’hésite pas à avancer : "le véritable art dit d’avant-garde ou révolutionnaire, est celui qui, s’opposant audacieusement à son temps, se révèle comme inactuel" (Notes et contre-notes, Gallimard, 1966 ; Folio, 1991, p. 96) – réflexion à laquelle fait encore écho récemment cette phrase de Tiphaine Samoyault : "La vie nouvelle implique d’avoir rejoint un temps plus ancien, contretemporain" (collectif, Le Grand Huit : pour fêter les 80 ans de Michel Deguy, Le Bleu du ciel, été 2010, p. 232). Sachant comme Ionesco que "vouloir être de son temps c’est déjà être dépassé" (Notes et contre-notes), avec ses poésies didactiques Philippe Beck vise également l’inactuel, ne craignant pas de marquer sa différence par rapport au pôle expérimental (poésies scéniques et poésies-dispositifs) : d’après lui, "il y a simplement une modernité qui avance en zigzags", et pas de post-modernité – sinon comme domaine des chiffonniers et recycleurs de tous poils… Une telle vision de l’avant-garde comme avancée progressiste qui prend appui sur des impulsions passées est consubstantielle à une conception de l’histoire littéraire comme transformation en concepts transhistoriques de notions datées, telles "avant-garde" ou "forme". Si on ne peut que le suivre dans sa condamnation du conservatisme moderniste et dans son constat que le terme même d’"avant-garde" est à abandonner puisque renvoyant à des pratiques intégrées par les contemporains, il reste cependant que l’on est en droit de s’interroger : son rejet du formalisme explique-t-il l’inflexion de son écriture inciseive vers un didactisme plus classique ? Incisiver les discours constitués – la prose fermée par l’époque –, revivifier "le vivant du discours / dans la langue morte à 95 % au moins" (Le Fermé de l’époque, Al dante, 2000, p. 53), n’était-ce pas une position davantage en pointe ?
Du dossier consacré à Bernard Heidsieck émergent, d’abord dans son entretien, ses rapports compliqués avec les lettristes ; ensuite et surtout, ses collages : est ici reproduite la série "Spermatozoïdes" (2009), dans laquelle, selon François Alleaume, "le biologique est transformé en phénomène social" – le spermatozoïde devenant "la fable du collectif"… Et le critique de mettre en parallèle le travail poétique et le travail plastique de Bernard Heidsieck : les sons captés dans la rue, tout comme les signes prélevés dans la presse puis agencés, sont "des révélateurs du monde présent" (p. 38). Dans les "Travaux en cours", outre la virtuosité de Bénédicte Gorrillot dans ses "Trompettistes", attire l’attention "Des tours" – osera-t-on dire "vaut le détour" ? – de Bruno Fern, constitué de huit quintils quintessenciés dédiés à Rilke, Prigent, Apollinaire, Villon, Lamartine, Chassignet, Baudelaire et Artaud. Assez prigentiens dans la forme, ils traitent de sexe et de mondialisation économique et médiatique. Un exemple :
"sont les neiges de moins en moins
constate l’humanité au 20 h péta-
radante d’elle-même ne s’imaginant pas
crever autrement qu’en fiction numérisée et non
en vrai quelque part quoi mais où" (Villon).
Pour terminer, arrêtons-nous sur un extrait du prochain recueil de Mathieu Brosseau – poète très prometteur dont il a été souvent question sur Libr-critique –, "Ici dans ça", que l’on gagnera à écouter sur Remue.net (on pourra même y lire l’ extrait). Écrire, c’est être "ici dans ça", nous suggère le poète : laisser agir le silence en soi, c’est-à-dire laisser libre cours à la structure passive de son esprit. Écrire, c’est laisser œuvrer le ça : l’écriture est le champ du çaction, qui, carnavalesque oblige, se fait parfois gagaction… Avec le çaction, Mathieu Brosseau expose le processus créatif qui l’anime : "le vide à la place de la tête, la percée du çaction, mes mots se glissent à la place de toute raison, la réson autobiographique sera ce texte […]" (p. 90) ; le dispositif fantasmatique pour faire advenir cet acte poétique qu’est le çaction : "Parler, parler, la logorrhée s’en vient entre deux miroirs qui se reflètent, entre un sujet et un objet qui se devient, c’est-à-dire qu’il y a une alternance de sujets, une dynamique, ce qui était sujet devient l’objet de l’autre, et dans ce frottement arrive la parole, avant, avant le miroir, c’est le silence, la vision seule ! Entre ces reflets, je me reviens spectralement, je suis mon fantôme […]" (91). Le dédoublement est constitutif du poète : ici /ça… Je est un autre. La généalogie de Mathieu Brosseau ne fait aucun doute : Rimbaud-Artaud-Novarina.