Parce que Libr-critique a toujours mis en avant l’activité revuiste, et en particulier les revues de poésie (cf. «"À quoi bon encore des revues de poésie ?"» et le colloque "Poésie et critique : les revues, lieux de la valeur"), nous publions ce texte que Jean-Pierre Lesieur inscrit malicieusement dans la série "Lettre à un jeune…" ou "Conseils à …"
LETTRE D’UN REVUISTE DE POÉSIE À UN POÈTE EN QUÊTE DE PUBLICATION EN REVUE
Date de la poste
Chère poétesse, Cher poète.
Je réponds enfin à l’envoi de vos poèmes et je vous prie d’excuser le retard de cette réponse. Je reçois en effet énormément de textes, à croire que les poètes poussent comme des champignons dans les sous-bois par temps d’orage d’automne. Sachez que je privilégie chez les auteurs ceux qui n’ont pas envoyé leurs poèmes à l’aveuglette, c’est-à-dire qui ont longuement fréquenté, en tant que lecteurs, les différents numéros de poésie que j’ai publiés depuis la naissance de la revue.
Je donne aussi ma préférence aux poètes qui m’envoient des textes inédits (en recueils et en revues), car les abonnés étant tous ou presque abonnés à plusieurs revues ils n’aiment pas, et je les comprends, retrouver le même texte au même moment dans plusieurs publications. Bien que Jean L’Anselme, vous connaissez peut-être, dise que si la guerre de 40 n’avait été annoncée que dans un seul numéro de revue de poésie, il n’y aurait pas eu grand monde pour défendre la France.
La poésie que je privilégie et pour laquelle, vous en conviendrez, je donne beaucoup de temps et d’argent ainsi que pas mal d’amour, ne se réfère à aucune chapelle, je ne peux être une tendance ou une école à moi seul. J’accepte toutes les formes et fonds de poésie, pourvu qu’elles me fassent vibrer, qu’elles élèvent ma pensée et qu’elles me donnent ce je ne sais quoi indéfinissable qui me fait dire : "là il y a un véritable écrivain."
Choisissez vos textes les plus aboutis, ceux que vous feriez lire à votre petite amie, votre belle-mère ou le secrétaire perpétuel de l’Académie, les autres, laissez les mûrir ou mourir au fond de votre tiroir celui que vous n’ouvrez que pour les grandes occasions.
Ne tenez pas pour acquis qu’un abonnement à la revue vous donnera automatiquement droit à une publication. Je revendique hautement le droit de refuser un poème qui n’entre pas dans le cadre de la revue au propre comme au figuré, c’est ma liberté de directeur et la votre sera de rechercher une autre revue afin de voir enfin publié le joyau de la poésie que je vous ai refusé.
Par contre, s’abonner à une ou plusieurs revues me paraît le meilleur moyen pour connaître, lire, apprendre la poésie qui se fait aujourd’hui, sans compter que vous aurez le devoir de faire vos classes sur le tas, nulle école de poésie ne donnant des cours du soir en ce bas monde ni dans l’autre. Il existe suffisamment de revues spécialisées – d’ailleurs il n’y a qu’elles pour éditer des poèmes – pour que vos écrits puissent être acceptés ici ou là.
Méfiez vous des revues qui vous demandent une participation financière pour la publication, un compte d’auteur sournois et diffus, rôde aussi dans les bas-fonds des revues.
Choisissez de préférence une revue qui n’est subventionnée par personne d’autre que son animateur et ses abonnés, les autres sont trop dépendantes d’une subvention qui, si elle disparaît, fait également disparaître la revue. Je pourrais citer de multiples exemples.
N’attendez aucune rémunération de la part des directeurs de revues qui tirent déjà le diable par la queue. J’ai tenté moi-même de donner un euro par page publiée dans la revue et je me suis fait ramasser par la confrérie des poètes qui ne veulent pas êtres payés, prétextant que c’était une aumône ; d’autres ont crié au loup car il n’est pas bien dans le paysage qu’un poète écrive pour être payé. (Certains ont tout de même accepté et je les en remercie).
Ne m’envoyez pas un recueil complet en me demandant de choisir le ou les poèmes que je préfère : il n’y a aucune chance que je l’édite en entier et il me faudra tout lire, ce qui prend énormément de mon temps très précieux ; le choix c’est à vous, aussi, de le pratiquer. Quelques textes suffiront pour que je me fasse une opinion sur ce que je pourrais mettre ou ne pas mettre dans la revue.
Pensez que je possède un petit budget et qu’il ne m’est pas possible de répondre à toutes les lettres si vous ne me mettez pas au moins un timbre. La poste, pour une revue qui ne peut être diffusée autrement que par abonnement, représente une dépense onéreuse qui ne peut qu’augmenter au fur et à mesure de la privatisation. Reconnaissez qu’un timbre pour savoir si on va être édité, ce n’est pas cher payé. Si vous voulez que vos textes soient rigoureusement retranscrits, évitez les manuscrits illisibles, surtout si votre écriture se rapproche plus de celle du chat que de celle d’un calligraphe de renom.
Sachez que d’être édité dans une revue de poésie ne signifie pas automatiquement l’accès à la célébrité et à la gloire, laissez cela à la star académie ou autres émissions de télé ; ni que vous accéderez d’un seul coup au pinacle de l’édition à compte d’éditeur. Il vous faudra encore solliciter de nombreuses autres revues, et il y en a même qui oseront refuser vos textes. La poésie est un long chemin de croix qui comporte beaucoup plus de stations que pour l’autre.
Si vous êtes refusé, n’en faites pas une maladie de peau, il y a plus grave dans la vie, une autre revue prendra vos poèmes, c’est seulement que vous n’avez pas frappé à la bonne porte.
Parfois, se recommander d’un poète déjà un peu connu peut influencer le directeur, mais méfiance, il y a peut-être entre eux de la brouille dans l’air ou un conflit larvé que votre petite allumette a su réactiver.
Ne soyez pas trop élogieux à mon égard ni à l’égard de la revue, je sais que c’est une bonne revue, mais la flagornerie n’a jamais remplacé le talent. Allez-y mollo dans l’éloge pré-publication, ensuite vous pourrez vous laissez aller.
Soyez patient, les délais de publication, vu le nombre de textes que je reçois et la pagination de la revue, sont un peu longs ; ne me relancez pas au téléphone tous les trois jours, ni par courrier toutes les semaines, cela ne servirait à rien.
Si vous avez scrupuleusement suivi ces quelques conseils, il n’y a aucune raison pour que vous ne paraissiez pas dans un prochain sommaire de la revue et qu’on vous y retrouve assez souvent, car j’aime bien suivre les poètes dont j’aime les textes – qui deviennent aussi fréquemment mes amis.
bonjour ,
l’essentiel est dit, cette lucidité sur ce que doit être l’approche des revues et autres arpenteurs d’écriture me parait justifiée. Encore faut il être résident en poésie et clandestin en émerveillement, une parenté de plus en plus rare,
un poète à plusieurs décades. Cordialement
Post scriptum : la poésie qui ne serait ni sang majeur, ni souffle ne pourrait subvenir aux cueillettes des jours,,,