[Texte] Annie Ernaux Regarde les lumières mon amour (montage d'extraits)

[Texte] Annie Ernaux Regarde les lumières mon amour (montage d’extraits)

mars 18, 2014
in Category: créations, UNE
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[Texte] Annie Ernaux Regarde les lumières mon amour (montage d’extraits)

A l’occasion de la sortie imminente du prochain ethnotexte d’Annie Ernaux, voici une sélection de courts extraits que l’auteure a bien voulu nous donner – et nous la remercions chaleureusement. Suivra bientôt la chronique.

Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Seuil, coll. "Raconter la vie" (dir. : Pierre Rosanvallon et Pauline Peretz), mars 2014 (bientôt en librairie), 78 pages, 5,90 euros, ISBN : 978-2-37021-037-1.

 

Le centre des Trois-Fontaines constitue un centre-ville d’un nouveau genre : propriété d’un groupe privé, il est entièrement fermé, surveillé et nul ne peut y pénétrer en dehors d’horaires déterminés. Tard le soir, quand on sort du RER, sa masse silencieuse est plus désolante à longer qu’un cimetière.

[…]

Longtemps j’ai ignoré que Auchan appartenait à une famille, les Mulliez, qui possède aussi Leroy Merlin, Kiloutou, Decathlon, Midas, Flunch, Jules, etc. Sur le nombre de gens qui sont venus ici aujourd’hui, j’imagine que peu le savent. Je me demande ce que l’apprendre a changé pour moi. Ce sont des ombres. Des êtres mythiques. À Annecy, le bruit courait autrefois que la famille Fournier – créatrice dans cette ville du premier Carrefour – mangeait dans de la vaisselle d’or.

[…]

Sortant d’Auchan, un très vieil homme plié en deux, flottant dans un imperméable, avance tout doucement avec une canne en traînant des chaussures avachies. Sa tête tombe sur la poitrine, je ne vois que son cou. De la main libre , il tient un cabas hors d’âge. Il m’émeut comme un scarabée admirable venu braver les dangers d’un territoire terrifiant pour rapporter une précieuse nourriture.

[…]

Est-ce que venir dans le Centre n’est pas une façon d’être admis au spectacle de la fête, de baigner réellement – non au travers d’un écran de télé – dans les lumières et l’abondance. De valoir autant que les choses. On peut, dans cet endroit, se sentir désorienté, mal à l’aise, mais jamais dégradé.

[…]

J’ai arrêté mon journal.
Comme chaque fois que je cesse de consigner le présent, j’ai l’impression de me retirer du mouvement du monde, de renoncer non seulement à dire mon époque mais à la voir. Parce que voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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