Avant que ne paraisse bientôt aux éditions de La Lettre volée (Pierre-Yves Soucy) la très attendue Brève histoire de la poésie par temps de barbarie (tentative d’autobiographie), Bernard Desportes nous donne cette surprenante « "réalité réelle" (pour parler comme Rimbaud) qui soudain se dilue dans le temps et l’espace, pour se confondre avec le rêve, ne plus se distinguer du vent et de la pluie, et même se dissoudre comme réalité – se transformant alors en une sorte de fable intemporelle»…
Si tu n’espères pas l’inespéré,
tu ne le trouveras pas.
Il est dur à trouver et inaccessible.
Héraclite
Depuis un mois, tous les jours, dès sept heures du matin, je le voyais longer la rue des Siaghin, venant de la Mendoubia, et s’installer par terre, à l’entrée du Petit Socco.
Je n’ai jamais su où il demeurait. Plutôt petit, maigre, le front dégarni, il devait avoir entre soixante et soixante-dix ans. Ses vêtements étaient vieillots mais semblaient propres. Arrivé à son lieu habituel, il déposait un petit coussin à même le sol et s’y asseyait, les jambes en tailleur. Un pot de yaourt lui servait de sébile.
Les gens passaient sans le voir. Des chiens, quelquefois, s’approchaient et lui reniflaient les jambes. Il arrivait qu’une femme, en passant, lui jette une pièce. Certains lui apportaient un morceau de pain, un croissant, parfois un sandwich. Il n’y touchait pas. Du Café Central où je m’étais installé, je l’ai même vu un jour donner le sandwich qu’on lui avait offert à un chien qui passait là.
Il semblait ne sentir ni le froid ni la pluie. Celle-ci ruisselait sur son front et son visage, dans son cou. Il demeurait immobile. Le vent cinglant qui s’engouffrait dans la place venant de la rue le laissait impassible.
Je regardais dehors. Les bourrasques emportaient les dernières feuilles. Les gens couraient vers des lieux improbables. Les repaires se brouillaient dans ma mémoire. Une solitude légère mais tenace s’infiltrait en moi.
Qui était cet homme ? Pourquoi venait-il s’asseoir là, chaque jour ? Qu’avait été sa vie ? Qu’attendait-il des jours qu’il avait encore à vivre, de cette fuite du temps ?
Des enfants le bousculaient dans leur course. Il ne disait rien. L’un d’eux, une fois, en courant, a donné un coup de pied dans sa sébile et l’a envoyé valdinguer dans le caniveau. Il ne s’est pas levé pour ramasser les quelques pièces éparpillées sur le sol. Il a juste sorti un mouchoir de sa poche et l’a placé devant lui. Le lendemain il avait un nouveau pot de yaourt.
Je ne l’ai jamais vu répondre à une question que d’aventure quelqu’un lui posait en passant. Sauf une fois, par un après-midi ensoleillé et froid, à une jeune femme qui lui proposait de l’aide, je l’ai entendu lui dire : ôte-toi simplement de ma lumière, car je ne peux rien contre ta détresse.
Le vent, le vent toujours, comme un fouet dans la rue des Siaghin.
Un jour il n’est pas venu. L’hiver, cette année-là, a été glacial, interminable. Combien de mendiants sont-ils morts ? J’ai pensé qu’il avait été emporté par la nuit, le silence, la solitude.
Je l’avais oublié. La mémoire ne signe pas de contrat avec la conscience.
Puis, un matin d’avril, comme un soleil encore tendre mais déjà chaud passait par-dessus les toits, je l’ai vu surgir à l’angle de la rue. Même allure, même regard lointain, mêmes vêtements usagés. Il s’est assis comme il le faisait trois mois plus tôt, exactement à la même place, à l’entrée du Petit Socco.
Sans réfléchir, je me suis levé de ma table de café et suis allé vers lui. Je suis heureux de vous revoir, lui ai-je dit, mais où étiez-vous donc depuis tout ce temps ?
Il m’a regardé avec un léger sourire, puis a murmuré : ne pose donc pas tant de questions qui seront sans réponse… car tu mourras comme moi, la gorge pleine de mots tus.
pour Hicham Ibn Abdelouahab