L’avait-on déjà oublié ?… 2015 se termine de la même façon qu’elle a commencé… Claude Favre a souhaité nous livrer un autre passage de son journal de mal langue – et nous l’en remercions. [Lire Thermos fêlé]
mardi 6 janvier, Que notre sang rie en nos veines
mercredi 7 janvier, ce vers, aujourd’hui
terrible, d’apprendre que ceux qui prenaient le risque
de rire par le dessin des travers et des maux de
notre époque, plutôt que d’en venir aux mains
aux armes, ont été, lâchement, assassinés
leur sang de leurs veines a coulé ce sont nos larmes
pour eux que nous n’avons pas assez soutenu
eux qui n’ont pas été trop loin, qui ont, juste
été très loin tandis que nous n’allions pas assez
combattre la bêtise, la lâcheté et la haine, ils ont le nom
de ma liberté, à ne jamais encore céder
jeudi 8 janvier, se réveiller
hier soir me suis retrouvée, allée, parmi quelques
personnes, en état de choc, gueule de bois
300, on dit, à Ploucville, 2000 pour des mêmes villes
j’ai peur ici, mes amis manouches ont peur
rien ne se fait ici sans intérêt, rien hors de son clan
sa communauté, peur, hébétée
sans mots, il faudra, je le sais, renouer, écrire
les mots travailler, pas que pleurer pour
tous ceux qui, loin de moi
tout au long de l’histoire sont morts pour moi, et pas que
vendredi 9 janvier, de soi aussi, se défaire après
la sidération, et ces larmes tout venant
des mots de colère, brusques qui ne savent, quoi
faire et comment, chercher ces mots, tourner autour
creuser le sens, les conversations désirer les
contradictoires, celles qui secouent mais font espérer
les amitiés sont notre espoir, quand 48h après
la condamnation par Riad de l’attaque contre Charlie Hebdo
un blogueur saoudien a reçu 50 coups de fouet pour
insulte envers l’islam dans ce royaume qui n’accepte
aucun écart, perdre le nord l’épuisement, dormir, ne pas
samedi 10 janvier, cœur à mal, mes amis aussi
menaces contre des lieux de culte musulmans, des morts
messages antisémites sur réseaux sociaux, des morts
la haine s’exprime, fait couler le sang et ailleurs
des centaines de corps qu’on ne peut dénombrer
d’enfants qui n’ont pu s’enfuir, corps éparpillés, des morts
de personnes âgées, une attaque de Boko Haram
noyée sous le feu de l’actualité tout comme au Congo
nous ne sommes, rien, si nous ne faisons, ensemble
notre combat contre, à aimer les contradictions mais contre
ceux qui arment, d’une bombe, une toute petite fille
dimanche 11 janvier, éloignée je suis des vôtres
conjurer le chagrin conjurer le chagrin
marcher, marcher avec des mots de travers avancer
avec sa petite mal langue à soi qui aux autres, doit
marcher, à Paris, cette puissance du non
ce n’est pas vivre que perdre sa part d’humanité
mort aux arabes écrit en breton, mort aux juifs
dans tant de bouches ici et encore
qu’est-ce qu’un slogan, ce mot gaëlique
qui signifie cri de guerre
et qu’en penserait Abdelwahab Meddeb
lundi 12 janvier, l’idée que les gens ont
de la poésie
heurte ma sensibilité, je retiens les chiens
l’extrême mitraille, mes tigres
et je lis Marie-José Mondzain sur la question
de la réprésentation de la figure
figure est une image, l’iconoclasme
est une façon de ne pas s’en laisser conter
et dans certaines traditions, suivant l’époque
représenter Mahomet qui n’est que le portrait
est possible, et la vie, ensemble, à vivre
mardi 13 janvier, flagellé, on traduit comme ça
la brutalité du mot est-elle même en arabe
en public, dos à vif devant une foule, comment ces regards
et le cœur, pour avoir créé un forum de discussion en ligne
"Libérez les libéraux saoudiens", dans un royaume en lutte
contre Daesh, Raïf Badawi, condamné à
10 ans de prison
1000 coups de fouet
mais plus qu’y perdre peau, plus perdre de
soi, qui de sa dignité devant les autres à s’acharner
sur un seul homme à terre, qui d’eux, de nous, ou de lui
mercredi 14 janvier, agressions contre des musulmans
menaces verbales, jets de grenades tirs et, têtes de porc
jusqu’à, comment peut-on, des croix gammées, des lieux de culte
ou sur des monuments aux morts, que peuvent les morts
que peuvent les enseignants qui font au jour le jour
peu aidés lorsqu’on déploie force mesures sécuritaires
on parle à tort travers mais on parle, des nouvelles on parle
de la nouvelle une de Charlie-Hebdo, qui évoque le pardon
un musulman qu’on traduit par prophète verse une larme
et un ailleurs qui n’est pas ici mais près même si loin et, qui n’
imagine son rapport aux mots que littéral manifeste, à quoi
jeudi 15 janvier, qui parle d’amalgames peut en faire ce qui
atteint un seul en ces jours noirs tous nous atteint
il faudrait faire joie des mots, troubler mieux le langage pour
décoller l’œil du guidon, agrandir l’horizon pour, contre
chacun sur son quant-à-soi et la guerre
la haine armée de fantasmes identitaires
on brûle des effigies du président de la France au Pakistan
c’est Sarkozy, c’est dire notre différente temporalité
à Grozny éclatent des manifestations obligées téléguidées
au Niger il y a 45 églises brûlées, et dedans, des morts
à Ploucville on espère qu’il n’y aura pas de vent
vendredi 16 janvier, un mot est un mot ce qui veut dire
qu’il nous faudrait, de vergogne, être et de peur et cependant
de rigueur, homme, c’est dire à apprendre des autres
avec la langue bien pendue, fêlés des mots mais pas que
et non pétris de haine, en dépense charnelle
blasphémer est un mot, curieux de paroles avec
et le recul et l’affection, et rire aussi
et on le sait depuis Aristote, cela déplaît, inquiète
comment en arabe se dit, en pilipino, en pachtoun, blasphémer
c’est-à-dire aussi pure articulation vocale, plaisir de
donner aux autres un chemin qui sépare et qui rit et qui lie
samedi 17 janvier, 0 degré, gel sur les routes, la mitraille
qui claque brûle le froid, les Syriens sous des tentes on dit
abris de fortune, qui est un mot qui veut dire si on y pense
en hiver ce vieux fiancé des phtisiques, mal à me plaindre
moins 10 dans les zones montagneuses du Kurdistan
tant le froid cueille âgés ou jeunes, cœurs à nu
plus de 200 000 morts depuis le début de la guerre en Syrie
pas d’accès aux médicaments, hypothermies, une seule
bronchite tue, des maladies qu’on ne connaissait plus
et des bébés que leurs parents affolés, perdus, réchauffent
au fioul et qui meurent, brûlés
dimanche 18 janvier, on s’étonne de tant de
la pauvreté ici aussi et comment, mesurer quoi, qui n’a rien
le mot ne dit pas ce que ressent un père avec son fils
dans un garage abandonné, ou ma mère, à l’école qui
voulait apprendre, désignée par un mot qui aussi tue
indigente, et les carences, et les hontes, de quoi ne plus jusqu’à
perdre la tête, n’être pas très, hors gonds, n’être pas
là, dans ce monde où chacun est plus souple à l’appât du gain
au vol qu’au partage, à l’envie qu’à l’écoute, à la haine
crie encore mort aux juifs, juif la France n’est pas ta France
par révisionnisme, invention française, à si minable quenelle
lundi 19 janvier, comment a-t-on pu comment encore
que font les guerres aux hommes, qui ne s’oublie pas
a-t-on pu revenir d’Auschwitz
comment parler, quoi dire comment faire, face à
l’islamophobie masque de viles peurs, à l’antisémitisme
ces mots stéréotypes cachés par d’autres mots que peuvent
les mots, n’y sont pour rien, ce sont nos responsables usages
mésusages, nos périphrases hypocrites
il y a des peurs, des haines contre les Arabes, contre les Juifs
qui se croisent, des mépris, méconnaissances jusqu’aux
guerres, que font les guerres, même si on ne les vit pas
mardi 20 janvier, si mal, n’être que, n’être pas, perdue
la folie, tuer ces dessinateurs, des êtres seulement humains et
leurs proches ou ceux qui les défendaient ou des juifs pour être
juifs, ou êtres humains, on peut tuer des hommes qui rient
cibles, attentats, exécutions, sale guerre civile, délations
se débarrasser de, il prenait toujours la place de parking
dire qu’il n’est, qu’il a, blasphémé, c’est-à-dire, non tué, mais parlé
trop de chiffres et nombres/ de bouches à rire, pas le droit de vivre
n’a, même mal de guingois, mon devoir le leur dois, ne jamais
ni en rabattre ni en lâcher les mots, surtout pas, pour, tous
et surtout pour Cabu et son rire d’être libre
mercredi 21 janvier, et que font les guerres même si on ne les vit pas