C’est avec plaisir que nous retrouvons Claude Favre sur Libr-critique, avec un texte que l’on ne qualifiera pas de "journal poétique", vu la distance que l’auteure entretient à ce que l’on appelle ordinairement "poésie". Il s’agit plutôt d’un journal de misère en mal langue, que nous vous laissons méditer dans sa typographie particulière, par delà le blanc et le mal. /FT/
À ceux qui, sans nom, sans toit, sans paix, sans soins, sous les coups de la douleur, du froid, de la faim, du mépris, de la haine, du feu, la lâcheté des pierres, des bombes, du silence et des cris, regardent le monde, entendent les cris du monde et la peur, la peur et l’intolérance, recueillent la violence sans nom se recroquevillent, et meurent.
Est-ce qu’un homme
peut jamais cesser de l’être ?
Federico García Lorca
lundi 29 décembre, ici, 3° ce soir, dehors
on parle de la température ressentie c’est
autre chose que dormir sous une tente au Liban
pour les réfugiés syriens, et tout le malheur autour
et jusqu’où en Grèce la politique d’austérité
savoir sur le sens précis des mots le plus près
serait un beau projet du jour déjà et, merci
Amandine m’envoie une photo de Todd Hido
caravane en guingois qui fait pencher le sol
l’horizon engorgé il y aurait plus loin
à ne pas bien comprendre, tenter, plus loin
mardi 30 décembre, nuit, plus âpre, dedans
qui m’intéresse le plus le long terme
il faut tenir, pense aux amis, aux hommes
qui a sens, texture, surprises parfois, toujours
chacun en particulier
au court terme ne va pas bien
observe cela tout autour le monde obscurci
dans le contexte, ensemble
quand de nouveaux séparatismes exploitent
les peurs, les envies, les identifications
caravane est un lieu, précieux
mercredi 31 décembre 2014, je lis
"Moujik moujik" de Sophie G. Lucas, ça
j’use mes bras à que/ ça s’envole pas de/
bout/ de, et à plusieurs tenir à ne pas
ni rien oublier des histoires de
ceux qui meurent et pas que le froid jusqu’
aux fosses communes pour les indigents se
serrer dans les bras les cœurs, hiver m’attaque/
je me ivre lire, c’est ça avec elle, aller plus loin
plus loin que soi, merci pour nous les autres
Je voudrais être demain
jeudi 1er janvier 2015, s’arc-bouter
contre butées, si, préfère l’impair, mais
able est un suffixe de qualité dans ce pays
pleureur crispé sur ce qui serait in
dubitable une et seule identité n’est pas
l’autre, quoi qu’il lui, n’est-ce pas Don Quichotte
le plus à l’ouest n’est pas celui qu’on croit
qui croit n’a pas le verbe nouveau mais l’intérêt
sélectif quand caravane a beaucoup d’ex
ploits et pas que les renards font les poubelles
en mer, meurent des étrangers, sans nom
vendredi 2 janvier, un peu je me rappelle
rien d’un exercice d’écriture ni d’un seul
marronnier, d’autres rêves, pas la première fois
Beckett aidant, revenir et repartir rappelé
et repoussé, ménages ce matin, suite de fêtes
obligatoires s’achève terrible qui me rejette en bloc on
est en famille comme on est entre soi comme on s’en fout
des autres comme on est dans, préposition indiquant
la situation d’une personne par rapport à ce qui la contient
et je vais m’enrager laver crasse saloperies jusqu’au
vomi que je reçois comme étrennes ça doit s’appeler avec
samedi 3 janvier, lever 3h30 pour
longeant les hautes marées, long chemin, pour
chez un mareyeur la brutalité, les prix
augmentés avec l’arrivée des touristes
pas toujours la qualité, j’use mes mains
de cette période, être demain
étrange de vivre tantinet d’écart
quand il y aurait même des dindes
au Japon et des pères Noël et 6 personnes
en quelques jours mortes en France
d’hypothermie, 6 retrouvées, pour combien
dimanche 4 janvier, me voilà à penser ou
tenter, au locus amœnus, me dis-je c’est ici
pas tant de petits oiseaux, mais goulus goélands
qui font de la ville une poubelle à ciel et noises
et chacun sous la pluie l’air d’une baleine échouée
pas à bon port, ici, il n’y a pas, ni d’espoir
amarrés à la peur que la vie remue
et riches, aussi, et le ressentiment, faire payer
l’état français, pour s’être couchés, rapaces
surtout que rien ne change, profiter, mesquins autant
qu’avides, mais rien, dans la langue, qui, bouge
lundi 5 janvier, il fait doux, je n’aurais pas et déjà
l’an dernier tenu dans le Doubs ou le Nord
hypothermie, malaise cardiaque, il suffit, de quelques
heures longues douloureuses, pour, mourir
des milliers de personnes, en France, ne trouvent pas
à se loger, où, ce n’est qu’au-dessous de moins 5°
que les préfectures ouvrent des places
supplémentaires, à Paris, 54% des demandes ne
donnent pas lieu à un hébergement, pour
avoir appelé le 115, nul ne peut comprendre
la honte, la déshumanisation, il me faut dire, dire, redire
mardi 6 janvier, jour malaisé, Qu’on patiente et
qu’on s’ennuie/ C’est trop simple.
Fi de mes peines, temps de renouer avec les poèmes
des autres je me demande comment on dit par cœur
dans les autres langues, et qu’il en a beaucoup
Vieux Rimb à jouer des presque doubles et pas sonnets
tout à fait et diérèses Rien de rien ne m’illusionne
note pour noter que je note garder le cap capitaine t’es
seul en ton navire prends l’eau rien de nouveau sous
le soleil tant mieux il pleut Que
notre sang rie en nos veines
mercredi 7 janvier, ce vers, aujourd’hui
terrible, d’apprendre que ceux qui prenaient le risque
de rire par le dessin des travers et des maux de
notre époque, plutôt que d’en venir aux mains
aux armes, ont été, lâchement, assassinés
leur sang de leurs veines a coulé ce sont nos larmes
pour eux que nous n’avons pas assez soutenus
eux qui n’ont pas été trop loin, qui ont, juste
été très loin tandis que nous n’allions pas assez
combattre la bêtise, la lâcheté et la haine, ils ont le nom
de ma liberté, à ne jamais encore céder
jeudi 8 janvier, se réveiller
hier soir me suis retrouvée, allée, parmi quelques
personnes, en état de choc, gueule de bois
300, on dit, à Ploucville, 2000 pour des mêmes villes
j’ai peur ici, mes amis manouches ont peur
rien ne se fait ici sans intérêt, rien hors de son clan
sa communauté, peur, hébétée
sans mots, il faudra, je le sais, renouer, écrire
les mots travailler, pas que pleurer pour
tous ceux qui, loin de moi
tout au long de l’histoire sont morts pour moi, et pas que
vendredi 9 janvier, de soi aussi, se défaire après
la sidération, et ces larmes tout venant
des mots de colère, brusques qui ne savent, quoi
faire et comment, chercher ces mots, tourner autour
creuser le sens, les conversations désirer les
contradictoires, celles qui secouent mais font espérer
les amitiés sont notre espoir, quand 48h après
la condamnation par Riad de l’attaque contre Charlie Hebdo
un blogueur saoudien a reçu 50 coups de fouet pour
insulte envers l’islam dans ce royaume qui n’accepte
aucun écart, perdre le nord l’épuisement, dormir, ne pas
samedi 10 janvier, cœur à mal, mes amis aussi
menaces contre des lieux de culte musulmans
messages antisémites sur réseaux sociaux
la haine s’exprime, fait couler le sang et ailleurs
des centaines de corps qu’on ne peut dénombrer
d’enfants qui n’ont pu s’enfuir, corps éparpillés
de personnes âgées, une attaque de Boko Haram
noyée sous le feu de l’actualité tout comme
des morts des morts des morts, un génocide au Congo
nous ne sommes, rien, si nous ne faisons, ensemble
combat contre, à aimer les contradictions mais contre
ceux qui arment, d’une bombe, une toute petite fille
dimanche 11 janvier, éloignée je suis des vôtres
conjurer le chagrin conjurer le chagrin
marcher, marcher avec des mots de travers avancer
avec sa petite mal langue à soi qui aux autres, doit
marcher, à Paris, cette puissance du non
ce n’est pas vivre que perdre sa part d’humanité
mort aux arabes écrit en breton, mort aux juifs
dans tant de bouches ici et encore
qu’est-ce qu’un slogan, ce mot gaëlique
qui signifie cri de guerre
et qu’en penserait Abdelwahab Meddeb
lundi 12 janvier, l’idée que les gens ont
de la poésie
heurte ma sensibilité, je retiens les chiens
l’extrême mitraille, mes tigres
et je lis Marie-José Mondzain sur la question
de la représentation de la figure
figure est une image, l’iconoclasme
est une façon de ne pas s’en laisser conter
et dans certaines traditions, suivant l’époque
représenter Mahomet qui n’est que le portrait
est possible, et la vie, ensemble, à vivre
Je suis profondément émue par ces cris humains.
Humaine femme..Humain homme..
Des mots qui tirent à vue..
Aimer mots vrais..purs..justes
Merci