Dans cet extrait inédit d’un livre prévu pour 2015, l’histoire n’est pas en marche mais en démarche… C’est le temps de la réversibilité, de la vie dans les fichiers… Toujours aussi remarquable, Edith Msika ! [De la même auteure sur LC, lire "tous ces trains tous ces rails"]
De quand date l’invention de LUM ?
Du moment où la réversibilité de toute chose a été constatée. C’est une invention qui a demandé beaucoup de préparation, de préalables, de recherche sur le fichier central. LUM s’en est chargé. Il a fallu chercher dans des cahiers, carnets et autres supports papier, puisque les faits étaient indiqués avant d’avoir été numérisés ; ou plutôt, ils n’avaient jamais été numérisés ; ou plutôt, le mot même n’existait pas.
Ça a été le début de la réversibilité, le moment où toute chose pouvait se conjuguer à l’envers : se passer, puis se dépasser, se penser, puis se dépenser, se faire, puis se défaire.
Alors il a cherché dans les petits détails, les petites différences, où se logeait le sens, où commençait l’histoire ; c’est son invention.
Tout d’abord il y a mars, un mois de mars, suivant février, précédant avril. Mars, les "m" de LUM, brouillon de travail, chants liturgiques, atmosphère monacale, précision : narration sur l’indifférence des personnages, ou leur manque d’épaisseur, ou autre chose les concernant. A la fois les identités sont fixées, LUM est très vite fixé là-dessus, mais une fois fixées, c’est comme si elles étaient fixes, comme plantées sur un socle, vissées.
Reprise. Kierkegaard. Ce qui peut exister en bleu. Picasso, son travail acharné, son bâclage de la fin, pris dans la vitesse. Détours. Henry James. Un saut en parachute, un saut proposé, non accepté, un saut comme un défi. LUM ne veut pas sauter, ni même se déplacer sur le lieu du saut. N’a rien à faire avec le parachute. Ne connaît pas le nom (le connaît mais voudrait faire comme s’il ne connaissait pas le mot).
La pratique liturgique. Ces voix d’homme portées par les cintres. La légère résonance de l’alleluia. Pluie. Pluie de toujours, pluie dehors. Le phénomène liturgique s’accommode de la pluie, le précède, l’enveloppe, l’aime. Le principe liturgique aime la pluie de l’adoration. Et la réversibilité commence aussi ici, dans le danger des contigüités, il faudra aussi l’expliquer. LUM l’expliquera, aussi longtemps que les alléluia résonneront sous le transept. Il y aura réparation. Toutes les réparations nécessaires auront lieu, en un temps vif, ou bien la ruine se saisira des lieux, et les ronces envahiront les voûtes, donnant au lieu un aspect propice aux rassemblements illicites.
Il est encore trop tôt pour définir vraiment la préparation de son œuvre, l’invention de LUM. Son rêve romantique de retraite provinciale n’est pas tout à fait au point. Perec. Il est conditionné par le fichier central, ce qu’il y trouvera, comment il l’abordera. Liturgie de Jérusalem, du 4e siècle, voix de bourdon, bourdon long, bourdon en sous-sol.
La réversibilité exclut la vérité, de cela, LUM est certain, comme les coquelicots ont recommencé à border les routes de campagne parce que les pesticides seraient moins employés, et même si c’est trop tard : ce sont des coquelicots différents des siens, de ceux qu’il a vus avec ses yeux il y a longtemps. Structures avec coquelicots. Souvenirs anciens de coquelicots à dessiner, de difficultés de coquelicots, de dessin raté, de dessin réussi, de dessin obligatoire : coquelicots ! – de coquelicot détaillé, de coquelicot au détail, en pétales -. Dessin regardé, obligé, regardé, scruté, défini. Ordre mauvais du dessin. Ordre de la reproduction. Ordre de la représentation. Ordre de la maladresse.
Reprise. Du début. Reprise, par le Narcisse du Caravaggio, par Picasso et la toile blanche, par la fiction qui fonctionne, la fonction qui fictionne, par le parachute qui frissonne et lentement à l’arrivée après la chute, se replie en se défaisant gracieusement. Reprise par les encres différentes et les largeurs des pointes qui tracent, hors des fichiers. Elles ont tracé On n’écrit pas avec des idées, avec son intelligence, mais avec son foie, ses yeux, etc. Elles ont tracé L’angoisse peut procéder de la poussière, dans la nausée d’un insu. Les pointes ont tracé avec des encres qui parfois, exagérément prenant le soleil, se sont transformées, de bleues devenues mauves absorbées, mauves conniventes comme un clin d’oeil.
*
Les neurosciences évacuent la chose psychique, c’est bien pratique. Lorsqu’il s’attaquera au fichier central, qu’il s’en approchera, LUM devra se souvenir de cela. Rien ne sera tangible, il le pressent. Perec parle sans retenue de sa gêne à écrire, et de sa gêne d’être gêné. Le problème serait d’arriver à la sincérité, dit-il. LUM observe soigneusement, bien que sans aucun ordre, l’ensemble des arguments, il y butine de quoi nourrir son invention, il est bien heureux d’avoir la possibilité de se livrer à une tâche aussi inutile.
Les pères de la littérature, les pères de la littérature européenne, des trois Europe, goethéenne, nietzschéenne, valéryenne, ceux qui sont cités, ceux qui font référence, LUM sait qu’ils vont l’aider dans sa tâche, ils vont amicalement l’aider.
LUM se perd parfois dans les indices et les pelures de fiction, mars perdure, avec la mémoire, qui se transforme dès qu’écrite. Il ne cherche plus, se relaxe, se balance dans une chaise à bascule, laisse venir l’anamnèse,
[A.− LITURG. Prière qui, dans la messe, suit la consécration et rappelle le souvenir de la Rédemption.
Rem. Attesté ds Lar. 20e, Marcel 1938, Lar. encyclop., Quillet 1965.
B.− MÉD. (psychol., psychanal.). Reconstitution de l’histoire pathologique d’un malade, au moyen de ses souvenirs et de ceux de son entourage, en vue d’orienter le diagnostic ; les données de cette reconstitution. Synon. anamnestiques :
Elle [la psychanalyse] a vu la nécessité de relier l’explication à l’histoire et aux significations accumulées dans le sujet individuel : l’anamnèse recherche dans le cours tumultueux des effets les thèmes directeurs et, derrière les thèmes, les événements individuels qui, chaque fois, ouvrent le sens d’une situation psychologique donnée. E. Mounier, Traité du caractère,1946, p. 45.
les idées de poètes américains, il refuse désormais de séparer tous ses cerveaux. Les neurosciences n’auront pas sa peau, ni son corps ni son esprit. Il doit accélérer un peu pour le fichier central, mais les choses avancent. N’a pas encore statué sur l’ordonnancement de l’œuvre, les éventuels intertitres, les grands basculements inhérents, inévitables, pressentis, requis, interrogés, les questions subsidiaires et l’immense honneur de l’adoubement.
LUM a décidé de s’occuper tranquillement des travaux intermédiaires, ceux qui lui font plaisir, de manger le dessert avant le plat principal, ce qu’il n’a jamais au grand jamais fait, c’était interdit par le code de l’éducation. Il s’est arraché aux préoccupations ordinaires, à l’attrait maléfique des coquetteries citadines, et s’est, en mars, penché sur ce qui ne fut jamais pensé.
Il s’est d’abord beaucoup fourvoyé ; les erreurs sont nombreuses lorsqu’il s’agit d’une invention, tout le monde sait cela, cela donne lieu à d’ineffables légendes et de juteux profits dans le monde capitaliste des produits. Aujourd’hui que les rayons sont désertés et les produits en déshérence vendus par lots bradés, on commence à y voir plus clair dans l’essentiel, dans le reste. Écrire sur le reste sera son invention, son occupation viagère, debout, sur une table de Trochin, tachant de faire le vide dans les éléments bas de l’environnement, tachant de n’en demeurer qu’à l’espoir, l’élévation, la petite rumeur cristalline de la trace mince.
Pluie. Clarinette, hautbois, clavecin. Invention de Bach.
[c) MUS. Courte pièce polyphonique caractérisée par des effets curieux et nouveaux. Les Inventions de J.S. Bach ; les six inventions du dernier acte de Wozzeck de A. Berg. (Ds Mus. 1976).]
Réinscrire la trace inlassablement, dans le silence qu’elle manifeste. La réinscrire lentement, avec son bruit, son propre bruit caractéristique, chaque trace produisant un bruit spécial. La réinscrire comme preuve de son vivant, sans questions. La réinscrire avec sa main : le bruit de la pointe crissant sur le papier (les lignes du papier, le traçage horizontal, la séparation des mots).
Comme objet physique, montagne d’immondices, obstacle, le débarras de l’écriture. Reprendre à zéro. Rien d’autre : le corps est dans la langue.
Répétition, principe de la variation, Bach, Mozart.
LUM ne réfléchit pas. Par exemple : une curiosité indécise. Charles Juliet. Des pointes plus sèches. Des blancs, bien sûr, sans les blancs, la trace ne se saisit pas, mais aussi des blancs comme suspensions, comme souffle suspendu, balançoire, caprice du temps. Des qualités de blancs différents, comme des phrases suspendues lorsque l’interlocuteur veut laisser en suspens le dialogue. A ne pas souligner.
L’invention de LUM comporte de nombreux dialogues, mais il doit les orchestrer depuis l’extérieur ; sans entrer dans le fichier central ; sans toucher au cœur nucléaire ni aux sentiments ; sans voir très précisément les visages, c’est à dire les expressions, sans que les expressions l’influencent, pour qu’il ne sache pas. LUM se crée de nouvelles contraintes, sans cesse, pour que son invention soit valable, reste crédible, tienne la route, s’impose. L’invention de LUM, c’est la grande affaire des cerveaux multiples et de la résistance aux neurosciences. LUM y joue sa survie de mars, avril et mai. Autant dire l’éternité.
LUM observe que dès qu’il tente d’entrer dans le fichier central, rien ne va plus, c’est l’ère glaciaire, l’ennui mortel, il devra user de subterfuges, ça lui répugne. En face de lui, la ceinture de l’imper mastic bien ajustée, passée dans les passants, chapeauté, chaussé de marronnes confortablement moches à semelle plastique moulée comme tout ce qui dorénavant avilit, un vieux lui sourit en retour. Ses joues sont aspirées de l’intérieur par l’absence de dentier, son teint, jaune. Il tient un sac en plastique, l’autre marqueur indélébile de l’avilissement contemporain, empli de choses non identifiables, le tient serré contre lui, et quand il rend son sourire, semble deviner celui que LUM a du laisser échapper.
Bruits durables. Bruits ferroviaires. Rails conjugués. Hoquètement des wagons. Freins puissants.
Dans l’ordre de la réminiscence et à propos d’une femme qu’il avait connue, femme d’un écrivain ni majeur ni mineur, ni même écrivain, femme qui, suite à sa séparation, aux subsides conjugaux disparus, avait dû s’adonner à des travaux d’analyse subalternes, tentatives de description, comptes rendus pour que des firmes assoient mieux encore leur pouvoir sur les corps, LUM pense que le milieu l’avait récupérée, elle avec d’autres, que le milieu n’aime rien tant que les esprits décalés pour les absorber, les déglutir, les caresser de l’intérieur de leurs organes, les nourrir puis les digérer et les expulser enfin.
Mais LUM ne veut pas entendre parler de la sociologie, pas plus que des activités touristiques en expansion. Il veut arriver directement au centre des choses, arriver au vide plein. Seul le vide plein pourra permettre la réinitialisation correcte du fichier central, avec ses accidents, ses aspérités, ses manques, ses trous, bref, son absence définitive de régularité et de symétrie.
Le travail de LUM prend une ampleur qu’il essaye de juguler avec un intérêt pour les variations de la météorologie, intérêt largement partagé depuis le constat de la réversibilité. Il ne peut pas faire comme si ça n’existait pas, comme si l’histoire était toujours en marche, alors qu’elle est en démarche, en oscillation privée de cardinalité.
Il prend appui sur la théorie du changement brusque chez Virginia Woolf : brusquement s’interrompre pour écrire autre chose – et la transpose, s’occuper d’un fichier annexe, mineur, une broutille -.
Dans Molloy, il trouve ce qu’il ne cherche pas, la preuve de la réversibilité naissante, en 1947 : Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas.
LUM s’entraîne dans la giration infinie, profitable, productive, effective, efficace et, dans sa giration, suit avec Mallarmé, ce jeu insensé d’écrire, s’arroger, en vertu d’un doute – la goutte d’encre apparentée à la nuit sublime – quelque devoir de tout recréer, avec des réminiscences, pour avérer qu’on est bien là où l’on doit être.
LUM se sent distrait, et rêveur. Il voit le printemps arriver sans qu’il arrive, les choses n’arrivent plus, chaque jour apporte son lot bradé de choses qui devraient arriver et n’arrivent plus. Les choses ne tiennent plus, le soleil par exemple, ne tient plus, il faut que des nuages arrivent. Ce qui doit arriver n’arrive pas et vice-versa. Rien de stable dans ce monde. Aujourd’hui au sommet ; demain au bas de la roue. De mauvaises circonstances nous mènent ; et nous mènent fort mal. Le Neveu de Rameau, au Palais-Royal.
Dans les nuages, LUM cherche les fichiers adjacents. Il sait que le fichier central ne va pas du tout le détendre, va le tendre, il sera tendu, et ne pourra plus répondre que par monosyllabes, comme ça : mm, ou d’autres du même acabit, des monosyllabes excédées.
Pourtant, le délai se rapproche, mars-avril-mai, c’est vite passé.
Oui, alors, le dialogue de tous temps rêvé, chacun sur ses positions :
-
A quoi rêvez-vous ?
-
Vous ne m’écoutez pas…
-
Que faites-vous ?
-
Rien.
Il manque une pièce. L’invention de LUM peut-elle négliger les ensembles ? Le vide plein, le malentendu, sont des voies d’entrée dans le fichier central, il en est sûr. Pour le reste, la nouvelle donne de la réversibilité appuie en continu sur le Messer Gaster, donne l’impulsion, couvre les initiatives, car si nous venions à nous expliquer, il pourrait arriver que vous appelassiez vice ce que j’appelle vertu et vertu ce que j’appelle vice. Diderot, la réversibilité ? Déjà ?
L’invention de LUM peut continuer. Il doit y aller à petits pas, il le sait, un peu comme on sirote un très bon alcool. Il y a des procédures qui ne suffisent pas, et d’autres qui sont nécessaires. Il se rassure dans sa manière d’aborder le fichier central.
Se déploient les timidités ; il se souviendra plus tard. Plus tard ne veut pas dire jamais, ni même plus tard, il y a plusieurs sortes de plus tard ; il découvre l’art de la nuance, le temps n’a plus de prise, longtemps il l’a mesuré, compté, décompté, appréhendé, estimé, soupesé, comme s’il pouvait avoir un poids, peser. Oui, il pèse, mais pas dans l’invention.
C’est à l’invention que LUM doit son changement, par elle que les dimensions se répondent, par elle que les réponses peuvent advenir. La nécessité des réponses comme nécessité vitale, au sens des faits divers, dans le sens que les faits-divers nourrissent les réponses supposément appropriées, permettent au socius de s’ajuster, en permanence, dans l’oscillation infinie des morales provisoires, de réguler les enfermements, de pratiquer l’événement comme les multiples matières sont barattées dans le temps, puis inscrites,
à la manière de, et
de manière à.
Il rêve encore. Satire sociale. Petits principes. Grandes figures.
Pas forcément la bonne voie. Mais remonte le courant.
LUM ne se souvient pas. De rien. Sa mémoire le trahit au moment où il veut mettre la main sur le regard, l’expression de la bouche, le détail d’un angle. Mais le véritable inventeur de la mémoire n’a pas besoin d’ajouter de corde à la lyre, ni de lettre à l’alphabet : c’est chacun de nous à l’instant où il retrouve, avec le souvenir qui revient comme un cadavre abandonné, la solitude et l’avarice d’un enfant capable de compter pendant des heures ses gains au jeu, les pages des livres lus, et même les jours qui le séparent de la mort. Gérard Macé, L’invention de la mémoire.
Ne cherche pas, rebrousse chemin. Fin du découpage à l’aveugle. Temps perdu.
Je me tassais déjà dans ma stase de chiffon. Molloy.
LUM ne s’attendrit pas, il tente de relever quelque chose qui l’intrigue : la nature-paysage. Comme si toutes les photographies prises du monde ne pourront jamais rien faire à ce qui s’est perdu, définitivement perdu, mais dont la perte, si pleine, reste si présente au paysage comme une grosse fleur rouge gorgée de son orgueil floral : la nature profuse, pratiquement en excès d’odeurs, pratiquement contiguë au corps, pratiquement sonorisée par les crincrins d’oiseaux, et terminée par le trait de la ligne d’horizon, que l’œil saisirait en plusieurs courbes superposées dans la tension du regard porté au lointain.
Mémoire, de Rimbaud :
des enfants lisant dans la verdure fleurie
leur livre de maroquin rouge
L’invention de LUM tiendrait compte des circonstances extérieures, des empêchements, des voix, des bruits, des chants d’oiseaux, des cris d’animaux. Revenir en arrière aussi, pourquoi pas ? Réentendre des bruits récurrents, ressentir des émotions esthétiques sans leurs supports, des prix de beauté, des automatisations, des figurations, des louvoiements, des cadrages, des regards, certains regards particuliers.
Tout prend tellement de temps pour l’invention de LUM. Il n’est pas question d’abréger. La tâche doit être menée jusqu’au bout, concernant le fichier central. Ton de la note de service, de la recommandation insistante. La voix, quelle que soit son empreinte, distribue sa cadence à partir de faits anciens, de faits qui ont presque tous eu lieu dans les siècles précédents. Et les suppressions, les coupures, les interruptions, ne changeront rien aux reliquats de la nuit : il faudra les traiter. Lorsque nous rencontrons quelqu’un, c’est toujours au milieu de son existence ; c’est plus tard qu’on aura des renseignements sur lui. Balzac cité par Butor.
Les hommages à l’impossible vie se succèdent : la vie elle-même est interrogée, elle se serait réfugiée dans les fichiers. LUM devra vérifier. Viendra-t-il ce temps de la réalité ? Écrits de Laure. Bibliothèques avec pianos, enfants, notes.
Il y a un peu partout des simulacres organisés pour que les gens se croient encore dans la vie, des reconstitutions, des remises de prix, de distinctions, de rosettes, beaucoup d’efforts pour distinguer ce qui devient indistinct. Et des appels de plus en plus poignants aux siècles passés.
Détournements. Influences plus ou moins reconnues, avec efforts de datation. Influences croisées. Influences limitées à la chronologie.
A condition de tenir n’importe quel objet pour réel en tant qu’il est dans le langage, tout est possible, et l’invention de LUM et ses cerveaux multiples, légitimée. Avec toujours le plus grand sérieux. La science et son allégeance.
Quelle belle chose, se dit-il, que la science ! voilà que le professeur Selmi de Bologne, découvre dans la putréfaction des cadavres, un alcaloïde, la ptomaïne, qui se présente à l’état d’huile incolore et répand une lente mais tenace odeur d’aubépine, de musc, de seringat, de fleur d’oranger ou de rose.
Ce sont les seules senteurs qu’on ait pu trouver jusqu’ici dans ces jus d’une économie en pourriture (…).
Neurosciences. LUM se repose dans Huysmans.
L’expérience de la discontinuité n’a pas à être surmontée, dépassée : elle en serait appauvrie, asséchée, alors que l’invention de LUM réclame des angles vifs, des matières intraitables, des paroles ciselées.
LUM est soulagé, les neurosciences peuvent aller se rhabiller, sauf à appuyer leur masse doctrinale sur les cerveaux pour exécuter l’espèce humaine. But évident, même pas celé.
Finalement, la découverte de l’écart entre l’homme et l’œuvre, rien de lisible, une intégrale de la banalité, un étonnement toujours plus enfantin, une question suspendue aux lèvres des visiteurs, ah bon ?
L’homme et l’œuvre : une perfidie devant consister, faire de l’unique. Tenir le petit marteau droit pour taper sur le clou étroit, voilà l’enjeu. Et c’est rare, extrêmement rare.
Cherchant des citations pour étayer son invention, passablement excité, démultiplié, LUM prend des notes à toute berzingue comme un ancien petit scribe accroupi soucieux, consciencieux.
Goethe, Aux Etats-Unis :
Tu as plus de chances, Amérique,
Que n’en a le vieux continent,
Tu n’as ni châteaux en ruines
Ni roches basaltiques.
Tu n’es pas gênée en toi-même
Pour vivre la vie de l’époque,
Par des souvenirs inutiles
Et des querelles superflues.
Puis dans Humain trop humain, il copie les erreurs de Goethe :
Goethe est dans l’histoire des Allemands un intermède sans suite. (…)
Sans les détours de l’erreur, il ne serait pas devenu Goethe, c’est à dire le seul artiste allemand de l’écriture qui n’ait pas encore vieilli aujourd’hui, – parce qu’il ne voulut justement être ni écrivain ni Allemand de métier.
Pour son invention, LUM prend trop de notes, il doit se prémunir contre l’excessive prise de notes sur trop d’auteurs, trop de livres, il ne devait pas se laisser aller à prendre autant de notes, sur autant de livres, et de façon aussi désordonnée, dans les siècles, dans les nations, dans les paysages, dans les langues, avec les verbes, les noms, les citations.
LUM cherche des citations de LUM, pour son invention. Il prend toutes ces notes sur des auteurs parce qu’il pense se croiser au détour des livres, dont il extrait des fragments pour les noter. Il le pense sincèrement, il l’hallucine : un jour il tombera sur un livre de lui et copiera une citation de lui, LUM. En attendant, il farfouille dans les siècles, il cherche aussi ceux qui se citent eux-mêmes.
Il n’y a pas plus d’ailleurs que d’achèvement. L’invention de LUM se garde de la fébrilité. Plus précisément, l’achèvement, l’inachèvement, le non-achèvement se font d’amicaux saluts au lever du jour, au chant des oiseaux, aux cris braillards des dindons ; le tour que prennent les jours les inachève nécessairement. Quelle que soit la solution, il faut une installation, c’est sur ce constat que s’achève le non-achèvement de l’inachèvement.
A jamais inachevées : une collusion des matières, une collection de fixités, une humilité aussi, une humilité profitable, non coercitive.
Dans l’invention de LUM, la question du temps est centrale, mais fuit à peine approchée. Il y faut davantage de patience.
Finalement, grâce à l’oubli, à la patience, au fait de ne plus rien vouloir d’autre qu’être là, à l’apaisante disparition de son corps, l’invention de LUM se faufile dans un réseau serré de contraintes et d’obstacles, un entrelacs de fils et de câbles, un miroitement infini de fichiers, d’appels aux sources de la connaissance, de lectures cannibalisantes, d’images qui hantent, de poussières de souvenirs, d’ententes suraiguës.
Vers avril.