Voici un très court extrait du prochain livre de Jean-Claude Pinson, qui relève de l’esthétique du poikilos. On pourra bientôt en lire davantage dans le volume numérique qui va inaugurer la collection "Libr-critique" sur Publie.net.
А
ne m’appellent plus désormais, les camarades, qu’Aïe Ivanovitch. Trouvent que décidément, ces temps-ci, je vois beaucoup la vie en russe.
La Russie, votre nouvelle lubie, se moque Leopardi.
Russie-lubie-poésie, peut-être. Mais quand je lui raconte mon roman russe, me trouve quand même, Giacomo, des circonstances atténuantes.
la circonstance, la number one circonstance ? Une affaire de descendance qui s’appelle Алиса. Alissa Nikolaïevana. Trois ans et bientôt trois mois, la joie de vivre en personne (petite personne) et le grand, très grand appétit de tout.
Enfin, un grand sujet ! Un vrai motif (la mer, ça finit par lasser le peintre du dimanche lui-même
enfance : curiosité sans limites, faim de loup du monde. Et la grâce qu’on peut avoir à trois ans, quand les bibliothèques n’existent pas et qu’on va droit aux choses, encombré de pas grand chose.
Y a-t-il, je vous le demande, meilleur bâton de naïveté, pour le poète vieillissant, que le commerce d’une écolière de maternelle, très fière de vous montrer le cahier où elle a fait, à mains nues s’il vous plaît, ses premiers barbouillages ?
Baguette magique, miracles de l’enfance, vous n’y croyez pas, et moi non plus.
Nous avons bien tort pourtant.
Tenez, juste un exemple.
Ce matin au marché, ravi comme un gosse, je m’extasie devant les couleurs d’une demi-douzaine de dragonnets exposés sur le banc du poissonnier. Hélas pas d’appareil photo. De retour à la casa, surprise : pleine page, j’en trouve un dessiné sur mon cahier. Avec la mention
« Alissa fecit au feutre »
Or la petite est en ce moment même à plus de 5.000 verstes
peinture à distance, télépathie : vous n’y croyez pas, vous pensez que je fabule ? Que délires de la lyre, pure invention ? Vous n’y croyez pas et pourtant c’est bien lui, là, callionymus, sur le cahier. Callionymus
lyra, justement, avec tout du
long surlignées deux bandes
bleu néon, bleu ciel, deux
+ une au milieu jaune
électrique, citron-superbe
du coup, ressuscités, les poissons macchabées. Tout le banc, des saint-pierre aux maquereaux, morues, mulets
Б
circonstances (bis) : parfois elles s’y entendent à faire des nœuds, à pincer aux bons endroits les méridiens de l’existence. Et ça sonne jazz et blues comme du Scarlatti on clavecin, brouillant allègrement toutes les frontières entre grave et léger
d’abord (déplions, desdites circonstances, les abattis), d’abord, il y a eu, de longue date programmée, une manifestation intitulée « Vivre et mourir ». Et dans ce cadre, un abécédaire, non pas cyrillique mais philosophique, où je dois dans quinze jours traiter de J comme Joie (de vivre).
Les philosophes songent trop peu à la bande-son. Déplacer les chœurs de l’Armée Rouge, trop tard. Ai donc, sur les conseils de Giacomo, appelé Jeff Buckley en renfort. Faire entendre en guise d’intro son « Halleluyah » : plus qu’opportun, indispensable. Vivre et mourir : une même musique, un hourrah-miserere où s’entremêlent gigue et marche funèbre.
Je lis, je réfléchis. Sur ces entrefaites, survient le départ précipité d’Alissa et de ses parents pour le Caucase, la grand-mère russe de la petite étant sur le point là-bas de mourir.
Vivre et mourir soudain moins théorique
pas rien de côtoyer la mort à trois ans, aux côtés de maman veillant sa propre mère jour et nuit. L’agonie, la mise en bière dans la chambre, le cercueil demeuré ouvert, la veillée funèbre. Babouchka dort pour toujours.
Dehors, c’est l’hiver et les monts du Caucase au loin, enneigés. Au ciel, le lent charroi des étoiles, leur grande armée fabuleuse, dans la nuit glacée. Au sol, les animaux de la ferme (cochons et poules, chiens et chats), leur ménagerie non moins fabuleuse, que tu aimes aller voir de près et si possible toucher, Alissa. Et la vie silencieuse au village, Lissogorskaïa, toponyme qui doit vouloir dire, je crois, la montagne aux renards, à vingt verstes à peu près de Piatigorsk
ьаьушка, babouchka Lidia. Il y a deux ans, elle était venue pour Noël jusqu’en ce finistère ici. Pour te voir enfin en vrai, petite renarde rusée (car il y aussi l’animal de la fable dans ton prénom en russe).
N’ayant pas craint, Lidia, de traverser toute l’Europe en car. Trente heures inconfortables s’ajoutant à trente autres heures, en train celles-là, pour gagner Moscou depuis le Caucase. Tout ça au sortir d’une chimio. Le courage russe.
Et non sans avoir avec soi transbahuté plusieurs sacs lourds de toutes sortes de cadeaux (pots de miel de montagne, nappes brodées, assiettes en bois peint
chaque jour sur internet, tout au long de ce froid février, je consulte la météo de Piatigorsk. Maigre empathie très à distance.
Que faire d’autre ? Que faire, что делать, sinon, en guise de sobre thrène, inscrire sur la page le prénom et le patronyme de ta babouchka
Лидя Николаевна
et parce que c’est sur la Toile qu’aujourd’hui tout se conserve, qu’elle est notre saint suaire universel, je crois bon d’ajouter ici quatre vers de Tsvétaïeva, me disant que peut-être tu auras à cœur plus tard, en souvenir de Lidia, de les apprendre par cœur, peut-être :
Avec le pain je te mange, avec l’eau je te bois
Горечь–горе, горечь-грусть
Amertume-chagrin, amertume-tristesse
Il y a une herbe semblable
Dans tes prés, ô Russie