11 Septembre 2015. Aux frontières de l’Europe, l’afflux de migrants se poursuit. L’Allemagne a annoncé l’accueil de 30.000 réfugiés parmi les 800.000 qui frappent à sa porte. La Hongrie a construit un mur autour de sa frontière. La France veut partir en guerre contre l’Etat islamique. L’Etat islamique bombarde le peuple syrien. Le peuple kurde est en guerre contre l’Etat islamique. La Turquie bombarde le peuple kurde. La Russie envoie des troupes en Syrie. La Syrie continue à bombarder son peuple. L’économie reste stable.
C’est des mots, des images. Un afflux d’images. Ce mot d’abord. Afflux. Flux humains, flux des capitaux, flux financiers, flux migratoires. Flux, comme fleuve, fluvial, to flow, avoir un bon flow. Flux, ce mot, avec un x. Un x comme génération branchée. Un mot de hipster, me dit-on. Un mot de la globalisation. La globalisation, c’est quand le monde entier est devenu un village. La globalisation, c’est quand le monde entier peut se connecter sur Facebook, scroller, liker, partager. Le monde entier est devenu un village Facebook. J´ai des amis qui montrent des photos de leurs bébés, des amis qui m´invitent à des expositions, des amis qui annoncent leurs publications. Des amis qui lancent des appels à projets, des appels à résidences. Des amis qui lancent des appels à l´aide. Des amis qui appellent à l’aide parce qu´ils n´ont plus de lieu de résidence. Des amis qui appellent à l´aide parce qu´ils sont dans un camp de réfugiés et qu’ils ont besoin de tentes, de draps, de nourriture, de vêtements. Des amis qui appellent à l’aide parce qu’ils sont dans un camp de réfugiés à la frontière libanaise et qu’une épidémie de Typhus s’y est propagée. Une épidémie de Typhus dans un camp de réfugiés. Comme chez nous, comme au Moyen-Âge. Comme dans nos contrées, avant qu´on ne devienne l´Europe et que l´Europe ne devienne une forteresse. Ils demandent des médicaments. Ils sont à 8000 kilomètres de chez moi et j´ai le choix entre liker, scroller ou partager. Les images affluent, un flux d’images, les bébés, les pièces de théâtre, les articles du Gorafi, les soirées marshmallow, la crise du logement, les camps de réfugiés, et j´ai le choix entre liker, scroller ou partager. Je peux bloquer les images de certains posts, aussi. Si elles en venaient à trop m´atteindre. Si elles en venaient à m’atteindre de trop près, à nouer mon estomac ou ma poitrine. Si le village global en venait à forcer les remparts de la forteresse qu’est ma chair, mon corps, mon confort.
Mais on ne force pas la forteresse. On ne la force pas comme ça. La forteresse du corps chez nous, elle est protégée par des lois. Des droits de l´homme et des droits de la femme. Des droits de l´homme et des droits de la femme, qui ont été inventés pour que nul ne puisse pénétrer à l´intérieur de la forteresse. Des droits de l´homme et des droits de la femme, pour que la forteresse soit rendue impénétrable. Inviolable. Inaliénable.
Des migrants ont pris la gare de Budapest d’assaut, nous dit-on. Prendre d’assaut, c’est une expression qui tire son origine du Moyen-Age. Elle qualifiait les batailles menées pour s’emparer des châteaux voisins. Elle désigne l´action d’assaillir, d´attaquer brusquement. On prend d’assaut une ville, un pays, la plupart du temps on est armé, avant on faisait ça avec des chevaux, maintenant on déploie des troupes au sol, on fait une embuscade ou alors, on se fait accompagner par des tanks et puis on prend d’assaut. Il y a des fusils qui sont fait exprès pour ça, on appelle ça des fusils d’assaut.
On a construit la forteresse autour d’un certain nombre de principes. On s’est mis d’accord sur un certain nombre de principes et on a construit des remparts tout autour pour protéger les principes. Les principes sont fragiles. Ils prennent froid facilement. On a peur qu’à long terme, si on laisse la porte ouverte pendant trop longtemps, les principes s’enrhument et développent des maladies. Il n’y a pas forcément de vaccins chez nous pour se protéger des maladies qui pourraient s’emparer des principes.
Et puis là, sur Facebook, tout le monde commence à cliquer, à liker et à partager la photo d’un petit garçon. Un petit garçon, avec un petit pull rouge et un petit pantalon bleu, que la houle a craché dans la nuit. On le voit allongé là, sur le ventre. On le voit allongé là, sur le ventre et on pense au type du poème de Rimbaud, allongé sur le dos, avec deux trous rouges sur le côté droit. Et puis là, d’un coup, c’est la frénésie. Ça clique et ça like et ça clique et ça like et ça scrolle et ça buzz et ça clique et ça like de partout. C´est des flux, des ondes, des vagues. Ça coule, ça jaillit, ça afflue, ça met tout à flots et à sang. Ça devient viral. Le virus des clics et des like. On n’a pas le temps de réfléchir, on est ému, ça pourrait être notre enfant ou celui de la voisine, alors on like et on partage, on clique, on like et on partage parce qu’on se dit que celui-là, il fait bien l’affaire pour parler à la place des autres, ce gamin qui ne peut plus rien dire et qui n’avait peut-être même jamais appris à parler, il nous lave de notre silence coupable, il nous fait un grand lavage d´estomac à coups de vagues qui affluent sur les bords de la Méditerranée, sur le rivage craquelé de la forteresse. Il nous permet de nous frotter les uns contre les autres pour dégager un peu de chaleur humaine, il nous fait faire de l’électricité pour oublier le froid qui fait qu’on s’enrhume, il fait tomber nos vieilles peaux, il gomme nos péchés, notre cœur, notre poitrine, notre indifférence et notre culpabilité, un grand gommage collectif pour nous consoler de n’avoir rien dit pendant tous ces mois, toutes ces années, où on avait simplement regardé les autres, tous ces autres, se faire rincer par les vagues.
Les maladies les plus graves sont celles que développent les sujets qui vivent à l´intérieur de la forteresse et qui ne s’intéressent pas aux principes. La gangrène les ronge de l´intérieur. Quand elle a fini de les ronger, qu’il ne reste plus de chair, plus rien à ronger, plus que l´os sur lequel se limer les dents, alors, il leur arrive de mordre leurs voisins. Leurs voisins qui ont bien appris par cœur tous les principes. Ils brûlent leurs voitures devant les bibliothèques ou ils montent dans les trains avec des fusils ou ils font un bain de sang dans les journaux qui impriment deux fois par mois la liste des principes avec de l´encre noire sur du papier gris parce qu´on l´avait recyclé avant parce que ça fait partie des principes.
Peut-être que c’est par contagion, si les gens qui ont fui la guerre, ils ont tellement la maladie de la guerre qui est entrée en eux, avec toutes ces explosions et tous ces bombardements qui sont tombés sur leurs villages pendant toutes ces années, que même lorsqu’ils partent en courant avec des baluchons et des enfants dans leurs bras et sur leurs dos, ils ont tellement pris l’habitude d’être menacés avec des fusils d’assaut, que eux-mêmes, ils en viennent à prendre d’assaut ?
Maintenant qu´on sait que les principes prennent froid facilement, avec tous ces malades que l´on a accueilli chez nous et qui ont rendu frileux tous nos principes, on a décidé que la meilleure façon de se battre contre les maladies, c’était de noyer les microbes, qui tentent d’assaillir nos principes. Certains sont bénins, d’autres sont dangereux, mais ça, on ne peut pas le savoir avant qu’ils ne traversent la mer pour atteindre la forteresse des principes. Alors on les laisse tous se noyer, sans distinction d’âge, de religion ou de dangerosité.
Et puis sur Facebook, affluent les photos des camps, affluent les photos des trains, affluent les photos de ceux qui ne se sont pas noyés mais qui ont mis les pieds sur notre sol, dont les pieds foulent le même sol que nous, alors viennent les images des masses entassées dans les trains, des matraques des policiers, des trains que l´on fait partir en mentant sur leur destination, des murs de policiers à la sortie, des camps et des barbelés, et des épidémies de Typhus dans les camps, sur notre sol, dans nos contrées, aujourd’hui, en Europe, à l´intérieur de la forteresse. Alors avec les images, affluent les souvenirs. Les camps et les trains, ce n´est pas comme les bateaux et les noyés, c´est quelque chose que l´on a déjà connu, c´est quelque chose contre quoi on a développé des vaccins, c´était pour ça, à l´origine, que l´on avait eu besoin de tous ces principes, c´est là subitement quand on voit les images qui affluent, qu´on se souvient qu’à la base, les principes c´étaient des vaccins, c´était ça qui devait nous protéger, parce qu’on avait dit plus jamais ça, parce qu’on avait dit que plus jamais, les masses entassées, les barbelés, les camps et les trains.
On se rend compte, alors, qu’il faut prendre des décisions. On se rend compte, alors, qu’on ne peut pas continuer comme ça. On se rassemble, tous ensemble. On se retrouve avec tous ceux qui font partie de la forteresse, qui ont voulu entrer et qu’on a laissé devenir des membres à part entière de la forteresse. On n’arrive pas à se mettre d’accord. On se rend compte que la forteresse, elle n’abrite plus beaucoup de principes, en réalité, que l’on s’est trompés quand on a construit la forteresse et que l’on croyait que les principes seraient le ciment de la forteresse.
On se rend compte que certains pillent le ciment de la forteresse, la nuit, en cachette. Ils l’utilisent pour construire des murs. Ils amoncellent brique sur brique et ils renversent les principes par-dessus pour faire tenir les briques. Le ciment coule partout, il coule et il colle, des coulées entières de ciment s’échappent des briques et se renversent sur le sol. Quand ils ont fini de construire, ils prétendent que les murs servent à protéger les principes mais ce n’est pas possible puisque dans la nuit, ils ont tout renversé. On ne peut plus protéger les principes puisqu’ils ne sont plus dedans, à l’intérieur, mais qu’on les a tartinés sur les briques pour faire tenir le mur, à l’extérieur.
On n’arrive pas à se mettre d’accord alors on décrète, sans eux, sans les membres qui ne sont pas d’accord sur les principes mais qui construisent des murs autour des principes après avoir tout renversé. On décrète donc sans eux mais au nom de tous.
On décrète donc, premièrement, que ceux qui se noient, se noient et que leur destin reste entre les mains des dieux, quels qu’ils soient.
On décrète ensuite, deuxièmement, que ceux qui auront réussi à atteindre notre sol sans se noyer, feront l´objet d´un traitement de faveur.
On décrète alors, troisièmement, qu’un certain nombre de ceux qui auront réussi à atteindre notre sol sans se noyer et à prendre d´assaut la forteresse par leurs propres moyens, feront l’objet d’un traitement de faveur et auront le droit de rester.
Il s´en suit logiquement, quatrièmement, que ceux qui auront réussi à atteindre notre sol sans se noyer et à prendre d’assaut la forteresse par leurs propres moyens mais qui auront dépassé le nombre qui aura été fixé par les membres de la forteresse qui auront réussi à se mettre d´accord, ceux-là n’auront pas le droit de rester car tous ne peuvent pas bénéficier du traitement de faveur qui est réservé seulement à un nombre réduit. Ceux-là seront renvoyés par avion dans leur pays d’origine.
Il est donc acté, cinquièmement, que ceux-là seront renvoyés par avion dans leur pays d’origine car nous vivons aujourd’hui dans un village global, où il suffit de prendre l’avion pour faire un saut jusqu’à n´importe quelle destination et que l’avion a largement été délaissé dans toute cette histoire de bateaux, de trains et d’à-pied et que même si nous avons encore des épidémies de Typhus, ce n´est pas pour autant qu’il faut continuer à vivre comme au Moyen-Âge.
Voilà ! dans sa forme, précisément, un texte qui dit. Ce qu’il a à dire. Merci.
Je vous ai découverte aujourd’hui grâce à la lettre mél de Remue.net à laquelle je suis abonnée depuis des années j’ai apprécié à sa juste valeur le texte transmis « Exploration du flux VI » 5 fruits et légumes par jour + 2 émeutes » qui y était et ensuite ce soir j’ai cherché plus loin et vous ai lue et je vous remercie
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