Dans un pays où les "auteurs de mots" sont assimilés à des "fauteurs de troubles", soutenu par son éditeur Barzakh et le quotidien El Watan (Alger), l’écrivain et journaliste Mustapha Benfodil (1968) défend la liberté d’expression, prône un "théâtre-commando" et pratique des "lectures sauvages." Fin août dernier, l’auteur de Paris-Alger, classe enfer (2004) et de Clandestinopolis (2006) est interpellé manu militari pour une lecture sans autorisation de sa pièce Les Borgnes ou le Colonialisme intérieur brut (2009).
De ce rêveurévolutionnaire, nous sommes vraiment très heureux de publier en trois livraisons cette nouvelle de corps, de mots et de mort.
"Mourir ainsi c’est vivre
Guerre et cancer du sang
Lente ou violence chacun sa mort
Et c’est toujours la même
Pour ceux qui ont appris
A lire dans les ténèbres
Et qui les yeux fermés
N’ont pas cessé d’écrire
Mourir ainsi c’est vivre" (Kateb Yacine)
Je monte la garde depuis, voilà, trois mois, à l’intérieur de mon corps, avec ma tête qui manque de péter les plombs comme mirador. Je scrute chaque cellule de mon organisme. Depuis la mort brutale de Walid, je fais le guet comme un sentinelle funèbre payé pour surveiller la mort. Je tremble, je panique, j’angoisse comme un naufragé happé par les flots et prenant peur de toute part. Mon corps se désagrège. Se désagrège. Cette saloperie est-elle montée ? Est-elle montée ? Je me gratte le pied. Mes mains me démangent. Quelque chose fourmille dans mon être. Gargouillis intestinaux persistants. Une alerte ? Qu’est-ce que c’est que ça encore ? Un bouton de fièvre ? Une étrange aspérité en dessous du nombril. Nom d’un chien : une verrue ! Un SOS de ma prostate ? J’ai arrêté de fumer depuis sept mois, et à la moindre toux, je sursaute. Panique à bord. Y a pas plus terrible qu’un corps dont tu n’as pas les manettes. Le mode d’emploi. Saloperie d’organisme périssable. Sac à merde ! Voilà ce que je suis. Flaque d’étance en voie de pourrissement entamée de tout part par les mites, les poux, la tristesse et les microbes. Engouffré corps et biens dans le Tunnel de la Fatalité.
Je suis seul. Seul au monde. Tous mes congénères décimés. Décimés vous dis-je. Dé-ci-més ! Cela a commencé avec L. Puis mon oncle Arezki. Et mon grand-père. Mon grand-père Larbi…Je l’ai lavé de mes propres mains, lui. Des os friables dans un sac de peau humaine. Un tas d’ossements recouverts par un peu d’épiderme pour faire digne et sauver la pudeur. Il était là, figé, sec comme une trique, le cadavre gorgé de morphine. Jactance de drogue hallal. Ils ont forcé sur la dose, et, au final, il est parti en dormant, mon pauvre papy. Sans souffrir. Piètre consolation… Et Assia, ma collègue. 26 ans à peine.
Et Hocine, le voisin taxieur. La mascotte du quartier.
Et Ammi Bouâlem, mon ancien professeur d’éducation physique – qui fumait comme un pompier.
Et L.
Et L.
Et Walid. Mon Dieu. Pas lui. Pas lui.
Walid était à lui seul une hécatombe. Walid Lamtaztaz comme on le chambrait. Il était très vif, très drôle ; le troufion le plus amusant de la compagnie, nous, la promo des « Mezvingyine». C’était notre nom de guerre collectif à la Caserne, nous, la promo des 97 B. Drôle de code. 97 B. « C’est quoi ça, un soutien-gorge pour bidasses déniaisés ? » t’esclaffais-tu pour dire dans ta gouaille fleurie notre solidarité à tout épreuve dans la grisaille martiale, à l’ombre des gros lolos de la République. Un gros soleil rieur, Walid Lamtaztaz. Facétieux et délicat. Insolent comme un singe branleur. Deux amitiés te colleront aux train toute ta vie : celles du bahut, et celles de l’armée, disais-tu. Et il m’a collé au train jusqu’à me convertir en PD. Tu te souviens, hein, Lamtaztaz ? – Et comment ya el habès ! – Habès toi-même ! D’ailleurs, te voilà immobilisé à jamais et c’est tant mieux pour tes fesses !
Le ccccc…Ce que je n’aime pas ce mot à la con ! Je n’aime pas ce mot. Je n’aime pas ce mot Je n’aime pas ce mot Je n’aime pas ce mot JE N’AIME PAS CE MOOOOT ! Aussi ai-je résolu de ne plus nommer ce machin macabre. De le remplacer par…cartable. Ou…Carillon…Non, pas un truc qui commence par la lettre C. De grâce, pas ça. Pas de c. Et Dieu apprit à Adam tous les noms. Tous les mots. Mais pas celui-là. A détruire instamment du dictionnaire de la langue de Dieu et des hommes. Supprimer. Delete. A la place, on dira simplement « le truc ». Ou… Xzivarouch. Voilà. Xzivarouch. J’ai le Xzivarouch. C’est pas mieux ? J’ai brusquement moins peur. Comme quoi, les mots sont des objets tranchants. Contendants. Féroces. Maman disait « el bouabou’ ». Un méchant mollusque. Un type me racontait encore hier comment sa sœur avait fondu dans ses bras. Elle avait à peine 18 ans. J’ai traversé le déluge de Bab-El-Oued, à moitié enfoncé dans le vase, emporté par des coulées de boue, luttant, poursuit-il, contre les éléments déchaînés et les crues vertigineuses, portant ma sœur à bras le corps. Fondue, elle ne pesait plus rien. Je voulais la transporter vaille que vaille à l’hôpital. Mais il y avait cet oued de boue de merde entre nous. Ma sœur. Juste un tube de vie sans jus. Sans chair. Peau sur os. 18 ans. Fondue. Elle me disait, disait-il, qu’elle voyait baba sidou, notre grand-père, lui-même emporté par « hadak el mardh », « L’Innommable Maladie » comme il disait. Il disait que les gens à l’article de la mort voient les morts leur faire des signes ; même qu’ils entendent leur parole. Et ma sœur entendait les paroles de Baba Sidi et de ma tante Nora, emportée elle aussi par L’Innommable. Et moi aussi je suis presque certain que l’Innommable sera mon lot, disait-il. Ma mère disait « el bouabou’ » et disait aussi « el maradha el khabith », et se crispait dès qu’elle soupçonnait des humeurs maussades gâter son expression. Xzivarouch. Un changement de nom peut-il provoquer un changement d’humeur ? La sœur de ce type aurait-elle pu connaître meilleur sort si à la place de c…, on mettait « islam », « match de foot » ou « glace au chocolat ». J’ai l’islam au corps. Je souffre d’une méchante glace à la vanille. J’ai h’mar ellil, l’âne-de-la-nuit-du-sang. Faudrait expérimenter des mots nouveaux sur les pathologies organiques. Peut-être certains patients y trouveraient-ils matière à régénérer rien que par le dérèglement des correspondances entre les signifiants et les signifiés qui habitent sous leur langue.
Le Xzivarouch…
Ou XZIVAWRUZ. Walid aurait préféré quelque chose avec des Z, lui qui zézéyait dans son sommeil agité où il radotait à nous faire pisser de rire. Il avait souvent « h’mar ellil » justement, « l’âne de la nuit », et son bourricot braillait à volonté en poussant des zézaiements atroces. WALID LAMTAZTAZ EMPORTÉ PAR LE XZIVAWRUZ. Lui il disait : j’ai le Metaztaz. Mon sobriquet l’inspirait. Vous me l’avez collé, maintenant, démerdez-vous !, l’entends-je rugir. Pronostic gagnant. Funeste mais gagnant. LAMTAZTAZ A LE METAZTAZ. HAHAHAHAHA ! Le Xzivawruz niché en lui comme le ver dans le fruit. Et le ver dans le poème. Et le poème dans la prolifération de la narration anarchique et désordonnée débouchant sur un texte pathologique. Le texte de mon corps déréglé et le récit vicié d’une vie métastasée où chaque jour est une anomalie génétique de l’agenda de Dieu et le livre de l’humanité. Le Xzivawruz s’est insinué dans ton entrain guilleret et contagieux à l’insu de ton anus et te voici enculé jusqu’au trognon par le silence. Le Grand Silence Rampant s’installant insidieusement, subrepticement, dans la robustesse de ton corps de charpentier. Forteresse de muscles et de gaieté prise d’assaut à la vitesse des djinns. Le démon Xzivawruz prit possession de son corps dégingandé et néanmoins beau et ne le vampirisa jusqu’à l’extinction de ses sens. Terrible la sensation que quelque chose est là, en vous, qui n’est pas vous, qui se nourrit de vous, qui pompe vos entrailles et progresse en vous à la vitesse du Mal en faisant de vos organes, de votre anatomie, de votre sève, de votre chair, ce qu’il veut. Saloperie d’organes « m’tournyine » comme on retourne un agent contre son agence, et qui complotent désormais contre vous en se servant de vos propres informations génétiques. Fabriquer une bombe anatomique à partir de vous pour vous détruire vous : voilà qui résume le tragique de la situation. Et l’absurdité de pareil destin. Plus rien n’est à vous. Plus rien n’est vous. Votre double négatif est sorti de votre utérus monstrueux pour s’emparer de votre destin et vous faire la peau de l’intérieur. Jamais vu plus vil assassin ! Plus perfide et plus cruel. Un assassin qui se nourrit de votre nourriture et respire votre air et boit votre sang et recycle vos rêves avant de détruire méthodiquement cette mécanique de vie. Cette étrange machine biologique conçue pour perpétuer l’espèce et secréter du sens en créant du bonheur si possible.