Dans un pays où les "auteurs de mots" sont assimilés à des "fauteurs de troubles", soutenu par son éditeur Barzakh et le quotidien El Watan (Alger), l’écrivain et journaliste Mustapha Benfodil (1968) défend la liberté d’expression, prône un "théâtre-commando" et pratique des "lectures sauvages." Fin août dernier, l’auteur de Paris-Alger, classe enfer (2004) et de Clandestinopolis (2006) est interpellé manu militari pour une lecture sans autorisation de sa pièce Les Borgnes ou le Colonialisme intérieur brut (2009).
De ce rêveurévolutionnaire, nous sommes vraiment très heureux de publier en trois livraisons cette nouvelle de corps, de mots et de mort. [Lire la première]
Hypochondriaque mon cul ! disais-je à L. qui se moquait de moi avant que le Démon Xzivawruz ne le surprît au détour d’une nuit maligne. Il est entré par l’oreille, par la bouche, par le nombril ou simplement par les pores, ensuite, il a pris le contrôle de L. qui ne savait plus s’il formait un avec lui-même où s’il devait compter avec un colocataire périlleux qui logeait désormais à la même enseigne que son nom, lové sur son cœur, confisquant ses poumons, ses reins, son foie, sa rate, ses glaires, ses doutes, ses humeurs. Le Démon Xzivawrus s’empare du récit intérieur pour raconter, après, ce qu’il veut avec ton corps, disait Walid Lamtaztaz. Et le texte et l’antitexte se mélangent et se neutralisent dans un chaos de synthèse constitué de choses prévues par le Poème et d’autres, intruses, entrées par calcul dans le Sens comme un Cheval de Troie négatif se retournant contre Ulysse après avoir été sa ruse et sa vengeance contre les Troyens. Homère : « Dans le cheval de bois, je nous revois assis, nous tous, les chefs d’Argos. Mais, alors tu survins, Hélène ! en cet endroit, quelque dieu t’amenait pour fournir aux Troyens une chance de gloire; sur tes pas, Déiphobe allait, beau comme un dieu, et, par trois fois, tu fis le tour de la machine; tu tapais sur le creux, appelant nom par nom les chefs des Danaens, imitant pour chacun la voix de son épouse. » Et je lis et je relis « l’histoire du cheval qu’Épéios, assisté d’Athéna, construisit, et traquenard qu’Ulysse conduisit à l’acropole surchargé de soldats qui allaient piller Troie. » Mon corps ton corps Walid et le corps de L. et de mon oncle et de tous les compagnons de joie de deuil et de misère sont-ils ce Cheval de Troie portant en eux les soldats du Mal qui vont piller ma cité intérieure ? Je te le demande aède malade et souffreteux t’éteignant en silence en te dissolvant dans le Grand Silence Rampant qui ronge tes chairs et tes viscères une à une en me jetant dans un profond effroi et un doute maladif à l’endroit de mes propres organes désobéissants, complotant contre mes vœux, et décidant dans la nuit de mes forces, au crépuscule de ma jeunesse, quand ma conscience dort et ma volonté est au repos, quelle longévité donner à mes os. Mon corps est le texte et mon mal le méta texte qui dit la forme que j’aurais pu prendre si les dieux m’avaient fourgué un autre contenant conciliant plus docilement le Raconté et le Racontant. Impuissante métaphore pour méta corps fuyant comme Antigone impuissante devant la mort et condamnée par Créon. Et mon anti-corps qui déroule contre cellules et particules l’anti-narration de ce que je ne fus pas. La trame tumorale de Xzivawruz me pille sans vergogne, vampirise mes forces, déchiquette mes chairs, me pompe l’air, me vide, sangsue dévorant tout, trou noir intérieur aspirant chaque parcelle de viande et me livrant seul au despotisme de mon méta corps au métabolisme diabolique ; mon médiabolisme engrossé d’un mot-valise tout à fait méchant. Le Vampire Xzivawruz, sournois parmi les sournois et prince des fauves, entrant par ruse et par surprise par le moindre interstice, et bien souvent par les plaisirs qui gâtent nos sens et nous distraient de notre infortune ; il est là, il s’installe patiemment, prend ses aises pendant que je somnole, casse des noix ou pianote sur mon clavier d’ordinateur. Je regarde la télé, il me gratte l’œil ; j’écoute la radio, il mange mon oreille ; je fornique, il me coupe la chique. Que dis-je ? L’appétit de vivre. Je monte la garde depuis que Walid est parti et mon grand-père Larbi dévidé de son estomac, mangé par le Démon Xzivawruz après avoir vampirisé ses chairs et mangé tout ce qu’il y avait de palpitant dans son territoire charnel.
Je tente en vain d’entrer en contact sensoriel avec l’un de mes organes mais aucun ne répond. Tous les voyants sont au vert, et, pourtant, je les vois rouge. J’ai été pimpant moi aussi, tu te souviens, hein, Sid-Ali (c’est mon prénom), marmonnait Walid Lamtaztaz, rongé de la tête aux pieds, le crâne dégarni, les joues creuses, le visage osseux, le tronc décharné, le torse squelettique, le ventre rentré, l’abdomen plissé, la peau fripée, les jambes filiformes, les pieds rabougris, les mains effacées, la bouche sèche, la voix sépulcrale, les yeux crépusculaires, le teint éteint, ses ultimes forces agrippées à mon flanc sur son drap d’hôpital, me suppliant de lui chanter une dernière fois Léo Ferré. Les Poètes.
Ce sont de drôles de types qui traversent la brume
Avec des pas d’oiseaux sous l’aile des chansons
Leur âme est en carafe sous les ponts de la Seine
Leurs sous dans les bouquins qu’ils n’ont jamais vendus
Leur femme est quelque part au bout d’une rengaine
Qui nous parle d’amour et de fruit défendu
Ils mettent des couleurs sur le gris des pavés
Quand ils marchent dessus
Ils se croient sur la mer
Ils mettent des rubans autour de l’alphabet
Et sortent dans la rue leurs mots pour prendre l’air
Et sortent dans la rue leurs mots pour prendre l’air…
Tu voulais tellement humer une dernière fois cet air pour nous infect, pollué, embouteillé, pour toi, si précieux, étrangement délicieux et paradoxalement revivifiant ; un air du paradis qui fleurait bon la santé, la liberté, qui ne chlinguait pas le cadavre ni les émanations lugubres des couloirs de l’Hôpital qui donnent directement, comme chacun sait, sur le Tunnel de la Fatalité. Je n’étais pas là pour serrer ta main et te susurrer des blagues salées à l’oreille. Et maintenant, j’expie ma négligence en portant ton corps rachitique en moi comme une croix dans un mortel corps à corps. Je ne saurais dire si je suis ta métempsychose ou bien ton tombeau définitif. Je souffre je souffre je souffre de n’être que ton antitexte, et ton corps troué troue mes cellules pour me punir de t’avoir survécu et la culpabilité métastase dans chacune de mes peaux. La désobéissance civile a bientôt gagné tous mes appareils. Et tous mes membres vont à leur tout entrer en sédition au service de l’affreux démon Xzivawruz. Mais que leur a-t-il promis pardi ? Le contre-récit progresse en moi dans le sens contraire aux aiguilles d’une montre. Je perds mes sens. Je me demande avec quoi j’écris…Tout m’échappe. Je m’éteins progressivement, je me disloque, je me dilue dans le Grand Texte effilé de la vie gangrené par le Grand Silence Rampant. Je ne dors pas la nuit de peur qu’il ne me happe par mes paupières, mes narines ronflantes et fulminantes, ma bouche grand-ouverte comme la gueule d’un animal scatologique ou même ma virilité par l’entremise d’une « amourade » piégée. Nul ne sait par où cela commence. Khalil abusait des oranges, paraît-il. Tante Samia était accro aux séries télé, et Abdennour était grand fumeur d’utopies. A chacun son mal. Je me méfie de tout, désormais. Je ne me sustente point, de crainte que la plus gourmande des tourelles ne fût son Cheval de Troie pour occuper mon Moi et mon sang. Bon sang mais qu’est-ce que tu attends pour changer les draps ? Peut-être dans la volupté de cette nuit lubrique se cachait-il. Ou elle. Ça attaque de partout vous dis-je ! Le monstre Xziwarzen n’est-il donc pas repu avec tout ce qu’il a avalé de cimetières humains ! Le monde autour de moi n’est que fol pullulement de menaces tumorales d’emporter chacun de mes atomes. Il n’est de pire sentiment que de se résoudre à cette inexorable fatalité que nos émotions, nos desseins et nos plus grandes marques d’intelligence ne sont que les incertaines sécrétions d’une machine qui, aussi parfaite soit-elle, est d’une si fragile contingence. L’âme est peut-être immortelle, mais, jusqu’à preuve du contraire, elle respire par mon nez, ceci au moment où mon corps s’avère être un réceptacle si peu sûr. Je me trouve bien obligé de constater que le truc qui me fait office de « boîte noire » et que l’on appelle non sans une certaine pompe « la conscience », soit à ce point dénué d’assise. Ni contenance ni consistance…Depuis le départ de Walid, je me sens réduit à l’état d’hôte provisoire à l’intérieur de ces frontières biologiques délimitées par mon crâne, mes membres, mes yeux, mon nez, mon sexe, mes pieds et ma peau. On eût dit que mon être est SDF dans son propre gîte. Et encore une couche d’angoisse ! Wouuuu ! Bourourouuuu !! Sauf que Warzen ne va pas surgir de la fenêtre mal fermée, mon petit, ni jaillir d’entre les grands arbres dont les feuillages plantureux se transforment en autant de fantômes sous la pénombre vespérale. Xziwarzen n’a rien de spectaculaire, à bien y voir. Il est même minuscule. A peine de la taille d’un virus. Un minus de virus qui peut mettre en déroute une armée entière. Non, pas un virus, me corrige Walid. DEFINITION ACADEMIQUE : LE XZIVAWRUZ EST UN DEMON CARACTERISE PAR UNE PROLIFERATION CELLULAIRE ANORMALE ET ANOMIQUE AU SEIN DU TISSU NORMAL D’UN TYPE BIEN ET A PRIORI SANS HISTOIRES COMME WALID LAMTAZTAZ. CES CELLULES DERIVENT TOUTES D’UN MEME CLONE, SALOPERIE DE CELLULE INITIATRICE QUI A ACQUIS CERTAINES CARACTERISTIQUES LUI PERMETTANT DE SE DIVISER INDEFINIMENT. AU COURS DE L’EXPANSION DU DEMON, CERTAINES CELLULES PEUVENT MIGRER DE LEUR LIEU DE PRODUCTION ET FORMER DES METASTZZZZZZ. NOUS Y VOILAAAAAAA ! Je prends eau de partout. Il suffit que je regarde un banal match de foot et hop ! Je vois une pluie de ballons envahir le terrain ; une foule de supporters bondir des gradins ; une pluie d’obus s’abattre sur les joueurs ; une pluie d’herbes malignes transformer l’arène footballistique en stade terminal. Putain, j’ai maigri ! Je blêmis à vue d’oeil. Je me sens un peu jaune, ce matin. Un peu naze. Je me sens tout chose. J’ai des serpents dans la tête. Et mes idées noires métastasent. Métastasent…Les serpents s’allongent, s’allongent. Et prolifèrent tels des œufs malicieux qui éclosent à profusion dans les moindres replis de mon âme. C’est le signe. Aïe ! J’ai mal au côlon. Ma verrue me démange, et le dernier visage de mon grand-père me chagrine ; mon pauvre papy gisant cadavérique dans son sac de peau flapie ; étui étriqué ne contenant que ses ultimes os qui devaient être effrités jusqu’à la moelle après que le Vampire Xziwarzen en eût sucé le suc. Mes os. Mes articulations. Le sel. Je suis un grand mangeur de sel. J’ai abusé du whisky hier soir. Xzivawruz du foie. J’ai la tête qui tourne, le sang qui tourne, la peau qui devient pâlichonne. Je crois que je souffre d’un c…du désespoir.
Même ma passion pour Wafa, au fond, ce n’est qu’un c…de l’amour.
Et ma passion des livres, un c…de l’imagination.
Et puis, d’où sortent tous ces nouveaux voisins qui infestent le quartier ?
Un c…de la grégarité ?
Mon cul !
Ou aurait-on érigé un pavillon des c…reux dans le coin ?
Et tous ces trottoirs bondés d’étals dans une boulimie consumériste : c….de l’argent ?
Ou métastase du libéralisme marchand sauvage ?
Seul mon porte-monnaie est sauf : mes sous connaissent une étrange rémission au goût de récession.
Et partout, à perte de vue : le vide.
Prolifération inquiétante et massive de la Bêtise.