[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (10 et fin)

[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (10 et fin)

octobre 8, 2008
in Category: créations, UNE
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  Si tu pouvais un peu moins grincer des articulations, Manfred-Célestin, j’arriverais à m’entendre parler. Et puis tiens, à force d’en causer, tu veux que je te dise, ça me fatigue, il est évident qu’on n’y comprend rien.

Cent fois qu’on refait le dénombrement des forces, pour y voir plus clair, cent fois qu’on refait les calculs, à chaque fois on se dit qu’on va trouver une solution, et puis on laisse tomber, c’est trop compliqué. Tout bouge sans arrêt, c’est fatigant. Depuis notre presqu’île, qu’est-ce que tu veux démêler dans ce foutoir ? Nous restons plantés là comme devant un télescope. Les étoiles ont explosé il y a des millions d’années, mais nous les voyons briller. Les informations nous parviennent avec un tel retard que tout a déjà complètement changé au moment de la réception. Peut-être qu’on me raconte des histoires, hein, qu’est-ce que tu en penses, Manfred-Célestin, on m’endort, rien de tout cela n’est vrai. Plus fort, les cervicales.

Ça y est, l’idée. Le dieu est venu, encore une fois. La flamme est descendue me visiter. Apprends que c’est à cela qu’on reconnaît les grands hommes. Dans les pires difficultés, lorsque tout le monde croit que tout est perdu, l’inspiration divine leur fait trouver la solution, celle que personne n’aurait jamais imaginée. C’est pour ça que tu dois me masser la nuque sans pleurer l’effort. Ça aide le feu à me descendre dans la moelle, mais laisse tomber, c’est trop fort pour toi.

Voilà : ici, dans Bohu, nous allons, par pure provocation, aller bien au-delà de leurs désirs. Ils nous voudraient dérisoires. Nous serons tragiques, Manfred-Célestin. Ils voudraient que nous étouffions à petit feu, que nous nous éteignions de consomption. Surtout d’apocalypse. Mais ils ne connaissent pas Raoul. Je vais leur en donner, de l’apocalypse. Nous allons, je te l’annonce, nous convulser dans un pandémonium de flammes et d’horreurs shakespeariennes. On verra des choses inouïes, des atrocités d’anthologie, de ces phénomènes qui demeureront dans les annales des sièges, pour l’effroi et l’instruction des générations futures, s’il y a des générations futures et si elles s’intéressent encore aux histoires du passé. Ainsi auront-ils de quoi gloser à satiété sur l’inhumain, tandis qu’ils se repaîtront des récits d’horreur dont ils affecteront de se scandaliser. Les réfugiés mourront spectaculairement de faim et s’entre-dévoreront. De nouveaux complots seront découverts et leurs auteurs punis avec une rigueur accrue, si la chose est possible. La communauté internationale ne pourra que s’émouvoir. Une bonne force d’interposition, et nous sommes sauvés, les rebelles seront bien obligés de négocier. Leurs plans se retourneront contre eux. Ils veulent montrer le lion en cage, le maître impuissant, nous allons bien voir. Je leur en servirai, du Grand Guignol, elle va déborder, la coupe d’abominations. Et puis ça renforce les fidélités. Personne ne veut rester laquais d’un bouffon, c’est entendu. En revanche, être un serviteur de l’apocalypse, crois-moi, ça a de la gueule. Il faut les fasciner, tu comprends, Manfred-Célestin. Pour fasciner, il importe de dérouter. Qu’on ne sache pas si on est dans le grotesque ou dans l’horrible. Mes pantalonnades font rire mes ministres, mais elles les terrifient aussi, et ils m’aiment pour cela, parce que je réveille en eux la vieille terreur des enfants devant les grands clowns aux lèvres peintes et au rire sonore. Prends les petits ciseaux, et débroussaille-moi le nez et les oreilles. Les poils débordent, j’ai l’impression qu’ils poussent de plus en plus vite. Avec l’âge, je gagne en vitalité, je ne sais plus que faire de mon excès de virilité.

Vois-tu, Manfred-Célestin, si tu étais un homme d’état, et non pas un vieux larbin chargé d’ouvrir les portes, de faire le café et de recueillir mes moindres mots, tu saurais que nous avons besoin de complots, d’intrigues, de coups de théâtre. J’ai un peu trop négligé cet aspect des choses, ces derniers temps. Le complot occupe mes dignitaires, il leur laisse croire qu’il y a un enjeu, une marge de manœuvre, qu’ils peuvent désirer, vouloir, que l’état fonctionne. C’est du théâtre, et les hommes se nourrissent de théâtre. Si le pouvoir n’était pas désirable, il n’y aurait pas de pouvoir.

Un bon massacre, ma carne, ça se prépare, ça se justifie. Et c’est toujours utile. Tu n’as pas le nez pour ça, toi, bonne pomme que tu es, innocente volaille à poils dans les oreilles, et puis je te laisse en général à la porte, mais à chaque fois que je préside mon conseil des ministres ça pue la trahison à plein nez. D’ailleurs, hein, on ne voit pas comment il pourrait en être autrement, les rebelles les font fouetter presque autant que moi, ils voudraient bien garder deux fers au feu, ménager la chèvre et le chou, la figue et le raisin, garder une poire pour la soif et tutti quanti. Il y a ceux qui aimeraient régner à ma place sur ce caillou, il y a ceux qui me livreraient bien au rebelles pour sauver leur peau ou pour une satrapie, il y a ceux qui complotent parce qu’ils croient que je pense qu’ils complotent, et qui voudraient conséquemment m’avoir avant que je les aie, sans compter tous ceux qui complotent par besoin, pour l’amour du sport, par un effet de leur nature profonde, parce qu’ils n’imaginent même pas qu’on puisse faire autrement, ceux qui trahissaient et qui caftaient déjà à la maternelle. Nous devons faire le ménage, Manfred-Célestin, si nous voulons survivre encore un peu jusqu’au retour de Babur et de ses légions couleur cendre.

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rédaction

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1 comment

  1. Lola LE ROY

    Nom d’un desposte paranoïaque , où allez -vous cherchez tout celà monsieur JOURDE ? Imaginez ce qu’ aurait fait de votre scenario, je sais , je blasphème et j’assume, un HERGE pour une BD.

    Votre plume est toujours aussi noire , lucide et cruelle comme dans « Pays perdu » , tandis que surgit brutalement le délire éveillé et jubulatoire du pilleur d’épave .
    Je me tiens encore les côtes de rire .
    Sous les sapins de Nöel bouffis, cette petite perle qui ne s’achète pas est précieuse, merci à vous .

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