Donc récapitulons, tentons de faire le décompte de nos forces, une dernière fois, avant de lancer l’ultime offensive, le dernier coup de dés. Parce qu’il a splendidement échoué, mon joli coup pour nettoyer le pays des rebelles. Ah j’ai l’air malin, moi qui me voulais le grand manipulateur, le machiavélique en chef, berné comme un débutant. Tu sais, vieux sac à radotage, depuis, j’ai presque plus mal à l’orgueil qu’au pouvoir. Toutes les nuits je me repasse l’histoire du ratage, j’essaie de comprendre, de déjouer la manœuvre. Je me dis que dans un monde parallèle, je les ai eus, leurs carcasses pendent encore aux gibets. Après avoir joué la comédie de la grande réconciliation, le ministère d’union nationale, la fraternisation des ennemis d’hier, les rues en liesse and so on, je les avais sous la main, bien en vue. J’étais le père de la patrie, plus populaire que je ne l’avais jamais été, je n’avais plus qu’à les laisser merder tout seuls. Ça n’a pas tardé. La situation était mûre, tout était prévu. Il suffisait d’aller les ramasser dans leurs ministères et leurs casernes. Jamais ils ne se remettraient de ce coup-là. Eh bien non. Rien n’a fonctionné comme prévu. Les parachutistes n’ont pas quitté leurs casernes, la garde présidentielle n’a pas bougé. Pharamond m’a trahi, il a organisé l’immobilisme. Non seulement c’est moi qui avais l’air d’un factieux, le comble, mais encore un factieux incapable. Tu te souviens ? Je ne sais pas s’il reste encore de la mémoire dans tes circuits, ô ruine épique. Tu te souviens ? J’ai bien cru que c’était cuit, cette fois-ci. C’est de justesse que j’ai réussi à garder la capitale. Ils étaient partout, ils avaient déjà gagné, la capitulation du dictateur sanguinaire était une question d’heures. Et puis non ! Ah, ça n’a pas été facile. Mais je les ai sortis de la ville. On s’est étripé huit jours dans tous les coins de rue. Les Jeunesses maréchalistes ont bien gentiment fait le sacrifice de leurs tendres vies, et l’infanterie de marine, pour finir, nous a sauvé la mise. Moins une. Tu en grelottes encore de trouille, hein, mon capon ? Que cela ne t’empêche pas de tenir fermement la lame. Passe bien sous les oreilles, il restait des poils la dernière fois, je déteste avoir l’air négligé. Malheureusement on ne peut plus faire fouetter les domestiques, comme à Rome. Quoique.
Tout n’est pas perdu, il nous reste Babur. Il arrivera là, juste là où les autres ne l’attendent pas. Un jour, il sera sur leurs arrières. La route, les combats l’auront amaigri, bien sûr. La barbe aura mangé les joues creuses, la poussière engluera les roues des chars et les capotes. Tous, ils seront couleur cendre, à peine si on les distinguera de la poussière des routes et du sol. Mais de près, on verra l’éclat coupant de leurs yeux et de leurs armes. Il leur tombera dessus, il les dispersera comme ravets. Seulement je t’avoue, ma vieille, que je commence à le trouver un peu long, Babur. Qu’est-ce qu’il fout ? Ça fait des mois qu’il est parti, il devrait être là. Au conseil, lorsque j’évoque Babur, le retour victorieux de la Première armée, je sens bien qu’on baille discrètement, on n’y croit plus, le voilà devenu serpent de mer, Babur, presque un mythe, l’armée légendaire, les morts vivants censés revenir de l’oubli pour sauver le régime du Maréchal Suprême. J’attends de voir leurs têtes quand l’armée de Babur franchira la frontière et bousculera les rebelles. Seulement, il faudrait qu’il ne traîne pas trop, Babur, s’il ne veut pas s’appeler Blücher.
Parfois, ma ligne secrète sonne. Le numéro ne s’affiche pas. J’entends une voix lointaine, mais je ne parviens pas à comprendre ce qu’elle raconte. Il y a des coupures, et puis ça raccroche. Je suis sûr que c’est lui. Il doit y avoir une mauvaise réception d’où il appelle. Heureusement, il nous reste les pigeons. As-tu reçu un pigeon voyageur ce matin ? Non ? Ce sera pour demain. Tout de même, s’il est allé aussi loin que ses messages le disent, on devrait en savoir quelque chose, tu ne crois pas ? Le monde devrait retentir du bruit de ses exploits. Mais non, rien, le silence. Seulement, de temps à autre, ce crachotement inaudible dans mon téléphone portable.
Non, tu as raison, baderne, la désinformation, on cherche à nous démoraliser, à nous faire croire que Babur n’existe plus, que son armée a été avalée par le désert, absorbée par les Ataniens. Ils sont très forts. Ils arriveraient à faire douter de la réalité. Heureusement que je t’ai, avec tes pigeons voyageurs. Toi et moi sommes les deux seuls à demeurer en contact avec la Première armée. C’est plus sûr. Babur, c’était encore une idée de Pharamond, pour compléter l’arrestation du gouvernement d’Union Nationale et l’attaque des casernes de L’ALN : le même jour, une invasion brusquée de l’Atanie pour détruire les bases arrière des rebelles. Le prétexte était tout trouvé, puisque j’étais censé répliquer à un faux coup d’état de l’ALN, téléguidé par les Ataniens. De cette manière, on éradiquait définitivement la rébellion.