[Texte] Romain le GéoGrave, Elle

[Texte] Romain le GéoGrave, Elle

juin 13, 2014
in Category: créations, UNE
0 3089 59
[Texte] Romain le GéoGrave, Elle

Cette fois, Romain le GéoGrave nous propose un portrait de femme singulier / une étude sociale à l’acide satirique. [Dernier texte de Romain le GéoGrave]

 

Elle n’est pas une femme comme les autres. Elle est d’une autre trempe. La mettre dans une catégorie, c’est l’inclure, et elle, elle se sent tout à fait hors de tout. Hors de son corps-carapace, hors de sa tête vermoulue, hors d’elle-même face aux autres. Capacité d’exclusion puissance mille. Elle entre, aussitôt elle ressort. Elle est trop pour tout et tous. Son pas assez est de trop. La figure même de la louve, qui aurait en plus bouffé ses petits tellement elle crevait la dalle.

Plusieurs années d’errance, une errance dure de la rue à la rue, de la rue au squat, du squat au Samu, et belote et rebelote. Une errance de mec. Dure et dingue. Une errance qui fout des gnons, une errance qui casse des dents et des culs. Une errance de seringues dans le bras, une errance de sourire édenté, de pipes vite torchées derrière les poubelles, une errance de baise à plusieurs sur un matelas puant la pisse. C’est errance qui a construit son corps, à la fortune du pot. Jour après jour après nuit, la défonce a tout durcit. Son corps, son sexe, ses nerfs, son regard. On ne quitte pas errance, même à reculons et sur la pointe des pieds. Errance s’appelle errance, mais c’est vie, juste un nom donné par les autres.

Elle est une dure, une vraie, pas une faille, pas une seule, même pas comme dans les films ‘ricains, pour faire chialer, faut comprendre, son père, le viol, sa mère, l’alcool, et tout ça quoi. Non, pas un moment elle n’ouvre une faille. Elle est faille. Il faut y entrer, y grimper, s’y esquinter la pulpe des doigts, et chuter car trop lisse, trop haut, trop compliqué. Trop tout encore. C’est lisse de douleur, de fièvre, de mal qui exsude de chaque pore de sa peau vérolée par endroits. Un char d’assaut. Le nec plus ultra. De la femme hors-tech. En tous cas, c’est le cas dans le monde, dans la rue, dans la vie, aux yeux des yeux des cons. Le soir, seule, c’est une autre histoire, n’en parlons pas parce qu’elle ne veut pas et elle n’en mène pas large du tout. La petite chienne sait quoi.

Depuis le début, c’était quand ? on cherche à l’inclure dans. Tu seras bien quand tu seras in. Tu seras mieux c’est sûr, à être comme les autres. Tu seras forcément mieux car comme nous. Tu seras par nous, avec nous et en nous. Amen. Tu pourras devenir un loyer, un salaire, un bulletin de chiotte, un ce que tu veux, même incluante aussi, toi à ton tour. Un appart’, une piaule, de la bouffe dans un frigo acheté à moitié prix, une douche matin et soir, et avec de l’eau chaude en plus pas comme au Samu bordel. Le consortium des assistants est même prêt à te laisser choisir ton frigo !! Alors ?! A priori, pourquoi être contre ? Un frigo, c’est bien, rempli. Si seulement cela lui avait facilité la vie. A priori, c’est normal tout ça, mais elle veut pas être normale, elle sait pas de toutes façons. Sait pas et ne saurait pas. La normalitude, si t’es pas née dedans, si t’as pas fait tes preuves pendant dix piges d’adolescence morne de club de sport et de sortie dominicale, l’école et toutes copines qui t’aiment pas t’es grosse-rousse-ou-autre, les examens les échecs les résultats, la honte, si t’es pas entrée dans les ordres du mariage, si t’as pas essayé la recette du bonheur à base d’une pincée de mioches et un zest d’adultère, si t’as pas fait tout ça, fuck off le normal. Personne ne voit ça. Personne de l’autre côté de la vie.

Parmi tous les connards qui voulaient son bien, dès le départ se sont plantés, pas un ne lui demandait ce qu’elle voulait, elle dans son putain de crâne, elle entre quat’z’yeux. Entendu, après la misère de la rue, ils ont réussi à la stabiliser dans un à peu près de merde. Sortie de sa fange cradingue pour ce qu’on appelle une maison d’accueil. Maison, galvaudé. C’est quatre murs, un toit. Sans compter les fuites. Pas plus, pas moins, et plutôt moins d’ailleurs. Elle se trouvait aussi bien dans une maison occupée, inconnue, entourée de bâtards à quatre pattes, de cannettes, de pédés et de putes en tous genres. Z’étaient un peu chaleureux ceux-là, même merde, même chaleur humerde, au moins, au moins ça. D’accueil, d’intégration par le vide. Le vide entre les deux oreilles des assistants à chier. Le vide dans leurs yeux d’abrutis. Comprenaient rien au système ces andouilles. A son système. Elle sortait de la rue. On lui promettait un appartement. On ment, évidemment. Avant ça, c’est le processus infernal. S’échapper de l’asile Samu c’est déjà une belle affaire. Faut avoir du blaire pour se tailler de là, être plus malin, même si pas difficile vu le niveau. Et malgré son cerveau en ébullition permanente, elle s’est quand même laissé piéger. Parfois, la louve finit dans un piège, pour son malheur. Les pattes brisées. Et hop, direction l’infernal parcours. Les barreaux d’une échelle cassée, un à un. Deux par deux, trop rapide, ça donne du pain à bouffer à des travailleurs, à des politricards, des rats porteurs en tous genres. La maison d’accueil n’était pas assez accueillante, ni la première, ni la deuxième, ni la dixième. Elle a pu épuiser tout l’assistanat urbain, et plus personne ne voulait d’elle. Son projet, lequel ? volait en éclats, parce que pas un soupçon de début d’envie de projet dans ses yeux. Si, dormir. C’est tout. Scène, synthèse de dix piges de sévice social : « Bonjour S., (tutoyée, dégueulasse, déjà), bon, ça fait maintenant quinze jours que tu es avec nous (plutôt contre, c’est pas grave), on va parler un peu de ton projet (le vôtre bande de …) ». Et ainsi de suite. C’est quoi un projet après l’errance, avec la rue qui colle au fion comme la merde qui sèche à celui des chiards ? C’est du vide, juste une envie de sombrer, quel que soit le moyen. File-moi un pieu et ferme ta gueule le pédagogo !

Face à face. Me regarde pas comme une bête curieuse, tu veux me baiser, pourquoi pas, tu m’auras d’une façon ou d’une autre, tant que tu me laisses dormir.

L’aventure ne s’arrête pas là, elle entre dans le lieu qui réinsère. Magie. Visite. Premier sentiment, hôpital psy, bordel, pris pour des tarés. Elle voit un éduc derrière le cul d’une bonne femme, il faut manger tout son repas, tutoiement, une ferme avec des bestiaux, cochonnes. C’était il y a dix ans, c’était en 1950, en 1890, la charité socialiste ou chrétienne, dame patronnesses pas encore crevées salopes, on ne change pas les systèmes qui déraillent, les sévices internes qui dérapent. On A-ME-LIO-RE ! Elle a cru, un petit peu, trouver vie et repos. Que dalle. Conflits perpétuels. Clopes, pas toujours, défonce, oublie, bouffe, tu payes, erreur tu dégages. Z’ont tenté ces têtards. Elle a vu des bonnes femmes comme elles finir comme les autres, à assister les assistés. Elle a refusé. Car elle savait que les assistés étaient vicieux, anar, refusants, hors du soin, hors sujet, hors thème, pas prêts à recevoir, prêts à bousiller et se bousiller. Tout comme elle. Elle s’est mise en échec, alors, refusant l’échiquier. Désespoir des A.S. Elle est repartie en rue, puis un jour, les allers-retours, stop, il faut bien se fixer un jour. Construire son pas-chez-soi, un lieu identifié.

Elle a fixé une tente. Ce jour-là, l’énergie l’a abandonnée, pas tout à fait définitivement. La tente, sur une place, sur un square, plus bouger, pas bouger, gentil chien-chien. Plus la force de mordre, mais encore capable d’emmerder, un peu, les voisins, les fli-flics, les éboueurs, les gardiens de ceci-cela, surtout les professionnels du care. Elle s’est enlaidie, dents perdues, gueule ravagée, mais elle est seule, elle croit qu’elle se sent bien, personne ne la juge le mercredi 12 à 16h30 quand elle a loupé un rendez-vous crucial pour sa survie, elle veut plus rien si ce n’est être peinarde. Peut-être un peu plus de verdure, bah voilà, insérée, comme tous les propriétaires, veut un plus grand jardin ! La société a accompli sa mission, pour une fois, un but atteint. La société va la compter, la dénombrer, la classer, étude genrée, population en souffrance, victime, chiffrage, on publiera un rapport, classique, rien d’évident mais rien d’inventé, politique emparée, objectifs fixés, la prochaine sera la bonne.

, , , ,
rédaction

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *