[chronique] Mon binôme de Charles Pennequin par Philippe Boisnard

août 24, 2004
in Category: chronique, livres reçus, UNE
0 644 9
[chronique] Mon binôme de Charles Pennequin par Philippe Boisnard

Mon binôme, de Charles Pennequin, s’il poursuit l’exploration d’un désoeuvrement profond de soi en soi à partir de la critique du sujet humain occidental pétri par des structures qui le phagocytent, c’est que d’abord et avant tout, il développe dans une radicalité qu’il n’avait pas encore atteint, la question de la constitution de soi à partir d’une schizophrénie fondamentale, au sens où – comme je vais le montrer – elle serait établie ontologiquement comme condition même de notre surgissement de conscience de soi au sein du monde.

Brèves précisions sur un cas de schizophrénie

La philosophie traditionnellement, disons, pour faire court, de Platon à Heidegger, si on y prête attention, semble faire une « hantologie » de la conscience. A savoir, elle paraît énoncer la vérité de la question de la conscience souvent sous la forme du fantôme de ce qui vient hanter, de ce qui appelle, interpelle, interdit, nous remet en cause, nous intime du dedans à changer de cap. En effet, dès Platon, tout apparaît déterminé, le chemin d’une vérité de soi, ne naît pas de soi-même, de notre conscience immédiate, mais surgit comme Platon l’a développé à partir du personnage conceptuel de Socrate, selon l’effraction au-dedans de soi de ce qu’il nomme le signe démonique, ou encore le démon familier. Cette interpellation sera analysée jusqu’à Heidegger, dans son analytique existentiale du Dasein, où il montrera reprenant la question de la conscience morale, en quel sens la partie inauthentique du Dasein, de cet être-là qu’est l’homme, est hantée et appelée par le sein authentique. Etrange tournure qu’a prise la philosophie, et que l’on pourrait véritablement pointer comme crise schizophrénique de la vérité de soi. Car derrière cela, derrière toutes les figures philosophiques qui reprennent cette typologie (Augustin, Thomas d’Aquin, Descartes, Kant, etc…) ce qui apparaît fondamentalement, ce n’est pas tant la certitude de notre être authentique que le fait de devoir assumer en nous-mêmes une schiz, une schiz qui n’est pas ici pathologique, autrement dit déterminée seulement selon des conditions empiriques et individuelles opérant sur notre structure psychique, mais une schiz ontologique, le fait que l’homme est homme, en tant qu’il a la capacité schizophrénique de se mettre à distance de lui-même en lui-même et, dès lors, de se tutoyer afin de pouvoir se définir. L’analyse kantienne du devoir et de son interpellation impérative par la forme du tutoiement est ici une de figures paradigmatiques de ce rapport à soi. Toutefois, si la philosophie, a bien posé cette obsession de l’autre-soi en soi, reste qu’elle n’interroge que très peu cette figure, l’ayant laissé interprétée durablement au XXème siècle par la psychanalyse, notamment freudienne, qui pose qu’il y a en nous une autre instance, ça, instance de la lettre (Lacan) qui articule, audiblement ou d’une manière inouïe, une autre pensée que celle qui paraît issue de notre propre effort de réflexion. Et pourtant, c’est bien cette question qu’il faudrait poursuivre, de savoir, comment se détermine en nous cette schiz ontologique, quelle en est la matérialité intentionnelle ou bien encore linguistique ?

De la disjonction en soi de soi chez les écrivains contemporains

L’une des premières voies à interroger véritablement cette schiz ontologique et à la mettre en question quant à ses formulations n’est autre que celle ouverte par Nietzsche, qui sait qu’il faut « traverser de sa main les fantômes qui viennent nous hanter » (Ainsi parlait Zarathoustra). Autre voi(e/x) au sens où s’il ne rompt pas avec cette schiz, et même en expérimente les abîmes et les circonvolutions psychopathologiques (cf. la schizophrénie qui s’amplifie dans ses derniers textes), il la déplace, il montre : 1) que celle-ci ne renvoie pas spécifiquement à la morale, mais bien plus que ce qui s’exprime en nous et qui trouve accès à certaines formes d’articulation est d’abord et avant tout la vie se donnant dans le flux intensif de la volonté de puissance, 2) que l’intentionnalité de ce flux loin, de ne renvoyer qu’à la moralité et à une authenticité purement intelligible – ce qui n’est qu’un des cas possibles de la vie -, peut se déterminer selon d’autres formes intentionnelles, ce qui avait été pressenti auparavant par l’un des premiers penseurs de la part maudite : Sade. Cette question de l’autre en soi, si elle est ainsi peu approfondie en tant que telle, aussi bien par la philosophie – trop obsédée par une vérité essentielle – que par la psychanalyse, qui établit sans doute trop la schiz sur des caractères empirico-psycho-pathologiques issus du seul sujet particulier, est pourtant explorée par une voie qui n’est plus celle de la théorie, mais celle de la littérature, de la littérature d’avant-garde, notamment avec la modernité poétique. On pourrait partir de Rimbaud (« je est un autre ») ou d’Artaud pour comprendre certaines pistes d’approfondissement de cette schiz , mais le cas qui nous intéresse ici, c’est celui développé dans la perspective de Mon binôme de Charles Pennequin, en tant qu’il peut dire que « l’action humaine c’est son écriture, sa seule réalité, on est confronté à elle, elle nous travaille ».

La schiz ontologique chez Pennequin : le flux

Mon binôme de Pennequin semble en effet approfondir et dévoiler la schiz ontologique du sujet humain dans l’écriture, celle-ci devenant l’echo-somato-graphie de ce qui est appelée par la philosophie conscience de soi. Cette radicalisation du dédoublement se constitue tout d’abord selon l’intensité du texte, son flux, ininterrompu. Alors que dans Bibi (POL), ou dans Dedans (Al Dante), ce qui constitue son langage, ce sont des micro-phrases qui soit se juxtaposent sans liaison logique ou grammaticale, soit selon des enchaînements logico-linguistiques hypertrophiés (ce qui renvoie certainement au travaille de tisserand de Beckett ou de Stein), dans Mon binôme, la phrase est totale, elle est d’une seule traite, sans interruption, elle se poursuit du commencement jusqu’à la fin, sans débuter par une majuscule ni s’arrêter à un point. Fragment d’un flux qui avait toujours déjà commencé, et qui par là-même se poursuit au-delà de l’horizon fixé par le livre, comme si la virgule finale ne faisait que signer une ouverture. Insister sur cette question du flux, à partir de la question posée, est nécessaire, au sens, où le dédoublement de soi en soi, justement n’obéit pas à un partage strict en soi de deux instances. Une telle hypothèse, du dédoublement strict et délimité, hypothèse propre à la psychanalyse, a immédiatement le tort de poser la conscience face à une instance qui serait étrangère, ou bien hétérogène à la conscience réflexive, délimitée en tant que destinateur de sens. Ce qui pouvait encore être le cas dans les textes précédents de Pennequin, où la variation des sujets se trouvait indiquée selon le rythme de l’enchaînement des phrases. Or ici, n’accomplissant plus aucune démarcation grammaticale des instances qui s’expriment, Pennequin rend flou, poreux, les rapports entre ces différentes origines de la parole. Pris dans le sens du flux, par les passages rapides entre les différents Je qui s’adressent les uns aux autres, sont-ils même véritablement 2 ?, 3 ?, 4 ?, nous ne pouvons plus discerner par moment quel serait celui qui représenterait la conscience de soi immanente au sujet et par un autre moment l’instance d’interpellation. La question du flux est ici essentielle, car elle est celle du temps et de la composition de l’être dans celui-ci. Pennequin, dans ce texte, explicite un peu plus qu’auparavant ce qui a lieu avec le temps, temps qui n’est d’aucune manière objectif ou temps du monde, mais temps de soi, qui se situe à l’intérieur de nos propres êtres. C’est ainsi, que si la mort reste à l’oeuvre dans ce nouveau livre, comme cette absence qui ronge du dedans notre être, cette mort est issue du travail de putrefaction inhérent au temps : « , qu’est-ce qui travaille à l’intérieur, qu’est-ce qui peut autant me travailler, peut autant me donner du travail, qu’est-ce qui vient pourrir à l’intérieur, c’est l’intérieur du temps, » Le flux est celui du temps, et le temps est un travail de composition de la décomposition. Autrement dit au niveau du langage, toute forme d’articulation est la formulation de la dé-formation, de la dis-jonction en soi. Parler n’est pas assembler mais montrer du désassemblé, du fragmenté, et seul le flux dans la radicalité de ses écartements, de ses phases hétérogènes parvient à formuler cette déstructuration de soi par la pensée et le langage. La force de ce flux apparaît ainsi comme la possibilité de mêler en un seul agrégat la provenance des ph(r)ases de pensée. Lorsque l’auteur utilisait des points, par le marqueur syntaxique, pouvaient être posées en écart les différentes séquences linguistiques, et localiser leur provenance (énoncé d’une série télévisée, adage populaire, paroles propres,… etc.). A partir du moment où Pennequin s’évertue à ne plus abstraire syntaxiquement les séries de phrases les unes des autres, nous ne pouvons être pris que dans une sorte de porosité généralisée de tous les énoncés, qui les amènent à n’appartenir plus qu’à une seule source, à être le résultat intensif d’un seul flux de pensée, mais divisé en instances en lui-même. La présence d’éléments importés n’est pas ainsi moins prégnante dans Mon binôme, mais elle est davantage située dans l’immanence de la pensée monologuée. En ce sens, ce qu’affirme d’autant plus ici Pennequin, c’est à quel point notre hétérogénéité intérieure ne provient pas seulement de la projection/imposition de pensées qui seraient extérieures et identifiables en tant que telles, mais d’une assimilation effaçante de ces bribes, au point que nous nous déterminions par nous-mêmes selon ces matériaux. Grâce au flux, Pennequin constitue davantage ainsi le fait que le propre ne soit que de l’impropre, ne soit constitué que par cet impropre que nous croyons notre propre. Mais reste à comprendre pourquoi, ces divisions du sujet en lui-même ne renvoient pas à la psychanalyse, mais essentiellement à la schiz fondamentale de l’homme, en tant qu’il est homme ? En effet, comme cela a pu être remarqué, il me semble un peu trop caricaturalement par certains critiques, on retrouve ici une nouvelle fois les thèmes du père qui hante au-dedans la conscience, mais aussi la constante d’une interrogation sur le désir, l’amour et son rapport à la sexualité, « la bite ». Mai c’est se tenir en porte-à-faux que de réduire la prosodie de Pennequin dans les limites de questions psychanalytiques.

L’interpellation de la schiz ontologique : variation des motifs

Que cela soit la philosophie ou bien la psychanalyse, à chaque fois, leur analyse tend à se polariser sur des déterminations précises. La philosophie focalise la schiz en rapport avec la morale et son appel, voire la voix de Dieu comme chez Augustin. La psychanalyse, comme la justifiait Freud, par exemple dans Une difficulté de psychanalyse, polarise la schiz en rapport avec la pulsion sexuelle (ça, l’inconscient profond, la libido, etc…). La force du flux que nous propose Pennequin, c’est qu’il ne développe pas un discours privilégié en tant que tel. Bien au contraire, non seulement comme je l’ai dit, il efface peu à peu la délimitation et la position précise des voix, mais en plus, il va faire varier les motifs d’adresse, les contenus de discours. Et c’est à travers cette variation des motifs de distance en soi de soi, que peut être précisée la radicalité de la schiz ontologique. En effet, en balayant un large champ de division en soi (l’autre, on, toi, je, la télévision, le lieutenant, elle, papa, etc…), ce n’est pas tant à des cas précis qu’il renvoie, mais à un ensemble d’opérations de réflexivité schizoïde qui font partie intégrante de notre appareil psychique. C’est pourquoi, comme je vais tenter de l’expliquer, ce n’est pas seulement un cas psychopathologique que nous observons, ce n’est pas une petite histoire à la mode subjectivo-occidentale genre Christine Angot ou un dernier avatar genre les petites névroses sentimentales à la Justine Lévy. Si on ne considère que certaines possibilités d’adresse réflexive à soi, alors on détermine seulement certaines déterminations de cette schizophrénie. On étudie certaines de ses polarisations. La voix de la raison, comme le mentionna Nietzsche n’est qu’une petite part de notre grande raison (la vie/corps). De même que la voix de la pulsion au sens de Freud n’est qu’une petite part, ou encore celle du surmoi en tant qu’elle est aussi une instance déterminante en nous. Pennequin, pour sa part, multiplie les différents types d’adresse. Tour à tour réprobatrice, interrogative, constative/descriptive, pénitente, performative, rectificatrice, etc, et ceci en les reliant à une multiplicité d’instances énonciatrices. Il les multiplie sans jamais donner à une seule adresse une priorité, ou bien en discriminer certaines par rapport à d’autres. Non, tout au contraire, nous sommes pris selon le flux, dans une variation sans hiérarchie des possibilités de reprise de soi par soi, dans une sorte de dialogue sans interlocuteurs précisés, qui surgissent selon aucune logique déterminée du surgissement. Ceci lui permet de poser que c’est au cœur de ces échanges intérieurs multiples que se pose la question même de savoir ce que l’on est, qui l’on est. Pennequin l’énonce, le « je » est ce rien qui accueille les paroles extérieures dans sa bouche comme les siennes propres : « c’est moi mon lieu, mon centre, le lieu et au bout rien, au bout du lieu du centre, le centre de moi, c’est moi au lieu de rien, c’est le centre même, oui c’est moi qu’il y a dans ce rien-là ». Ce rien, à savoir cette place vacante et lisse où se gravent, se condensent et se fixent une multiplicité de paroles, dont on est plus ou moins conscient de la fixation/éclosion. Certes celle de la société, ou bien encore de la télévision, comme il l’avait déjà pleinement développé dans ses textes antérieurs, notamment Ecrans (VOIXéditions) : « je ne suis pas le même qui parle, je parle dans ma bouche mais je ne suis pas le même, on est jamais le même quand on est la télé », mais aussi celle qui contredit ces énoncés, et encore celle du père, de l’amante, de la mère, de l’ami, etc… Apparaît que la scène de la conscience intime et immanente est grouillante de sujets plus ou moins perceptibles et distincts qui, par contradiction et articulation, se fondent dans un seul élan. Et c’est là que s’éclaire par ce grossissement par le prisme littéraire, le caractère décousu ontologiquement de la conscience. Nous ne sommes conscience réflexive que dans le mouvement de ses boucles qui entrent en friction. Dès lors, si Alain a raison de dire, que la pensée authentique c’est celle qui se dit non, qui se contredit, parfois même sans savoir pourquoi, pour rien, il reste à comprendre que le non n’a pas pour origine seulement une conscience pleine et transparente à elle-même, qui serait résolue dans la vérité qui la détermine, mais que tout au contraire ce non, qui détermine la possibilité de la démarcation du sujet, est le jeu des différentes instances qui se créent en nous et qui par opposition, association, répulsion ou bien attirance, créent la synthèse d’un sens, d’une direction d’existence.

Ainsi, pour conclure, il est évident que Pennequin, par mon Binôme approfondit encore la voie d’une introspection ontologique du sujet humain. Retirant tout artifice de la représentation fictionnelle, condensant son écriture dans le seul flux immanent de la réflexivité de la conscience, il montre sans fard, sans recours au théorique, comment notre propre être est le cousu d’une multiplicité décousue et contradictoire, et en quel sens cette schiz fondamentale est ce qui anime originellement notre propre inquiétude d’être.

, , , ,
Philippe Boisnard

Co-Fondateur de Libr-critique.com. Professeur de Cinéma en supérieur. Artiste numérique.

Autres articles

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *