Tristan Felix, Tangor, 9 dessins à l’encre de Chine, pastels gras, secs et crayon pour 27 figures improvisées, préface de Dominique Preschez, PhP éditions, automne 2020, 80 pages, 10 €, ISBN : 979-10-93732-42-8.
« Le tango est une geste qui charrie les scories d’une histoire violente
avec ses anticorps et son onguent. Tout est permis sous l’étiquette.
Musiciens et danseurs s’y livrent à l’improvisation, à l’interprétation –
prêter voler troquer – abandonnent partitions contre apparitions,
bagages contre sortilèges – ils respirent un air d’une autre vie, l’air de rien » (p. 74).
Tango à Angkor ? Plus généralement sud-américain, mais pourquoi pas oriental ou africain ? Tango, dès que ça tangue ardemment ! Tango encore…
Tango au « rythme d’angor » (56)… Aux rythmes de la milonga ou de la habanera…
Tangue chavire entre Eros et Thanatos, tristitia et extremitas, violence et grotesque, eau et feu, mobile et immobile, soleil et lune, image et mirage…
Lieu de l’entre-deux, « l’enclos du tango » ouvre « sur l’enfance / où dansent les chevaux de bois » (24), sur l’orgie/origine, l’infini écarlate…
Hybride tango, entre tangerine et mandarine : « le tango tombe son fruit étrange » (56). Hybrides également les figures qui accompagnent le texte : « Le bal a ses constellations qui font tourner la tête, ses figures hybrides à déchiffrer sans y croire ni entendre rien – pour qu’y puisse vibrer le cosmos – (l’ôte infini des friches) » (34).
Le tango constitue bel et bien un art de vivre : « Le tango dépèce le temps pour en ronger le vide, il déflore l’illusion du réel pour brûler l’immédiat pétale de souffre. C’est un agent de vitesse immobile » (32). Pour « l’écrivain-cloune-de-la-mort » (Preschez), il faut danser pour faire advenir l’inouï, le bon grain de l’ivresse (25), pour faire résonner « sa cloche fêlée », « pour perdre le pays » (18) ; il faut danser pour tenter « de brouiller castes et cartes, d’assortir haut et bas, le jeune et la vieille, blanc-bec et lippe noire, le novice et la chevronnée, Sappho et Ganymède, la belle et la bête, Poucette et Gulliver, James Bond et Mr Bean, éphèbe et freak […] » (61)…
Danser/écrire, histoire de transe… C’est rendre dense son existence – construire son exisdense.
Le texte présente également un art poétique : « Qui tente d’ancrer le mot dans sa gangue, tangue à vue, pique du nez dans la langue, chacun tirant à soi son rêve de naissance – il s’engoue, s’englue, se gâte, tire la langue, se dépiaute le tégument à force de tâtons » (29). D’où cette exhortation : « tangue ta langue hallucinée de s’inventer » (41)… Et de fait, grâce à sa puissance rythmique et imageante, l’écriture de Tristan Felix tire la langue hors de ses gonds. C’est un flux rythmé tout en échos sonores qui offre souvent des Agencements Répétitifs Démultiplicateurs (ARD). Un exemple parmi d’autres : « Le corps – son reste – ventousé aux fonctions dépossédantes agriffé à son barbelé cicatriciel assigné aux grimaces destructurantes de sa rentabilité de sa performance de sa reproduction de ses manques de son échec de sa mort félicitée – un jour frémit […] » (43). Et contre cette aliénation, que traduit parfaitement un phrasé époustouflant car tout en expansion, ce corps « il danse il danse il danse »…
Avec pour emblème, non pas la lyre, mais le bandoneón (calembour : « bande au néon » ; mot-valise : abandoneón = « abandonne » + « bandoneón »), l’écriture de Tristan Felix se caractérise par « sa marche de crabe » (16) : de pas de côté en pas de côté, elle tangue, nous fait tanguer et chavirer – de l’autre côté.
Terminons en faisant nôtre cette conclusion de Dominique Preschez dans sa préface inspirée : « Tangor… Livre à merveille(s) – opéra, verbe de chair –, où chante entre les signes d’une langue, en forme de danse sans fin… Tristan-Felix-l’émerveillée, jusqu’au petit matin. »