[Chronique] Jacques Demarcq, « Un bel auto-da-fé »

novembre 1, 2020
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[Chronique] Jacques Demarcq, « Un bel auto-da-fé »

Le chapitre sixième de Candide s’ouvre ainsi : « Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l’université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler. »

En première, au lycée, je me souviens avoir étudié longuement Voltaire, sa réfutation de Pascal (sujet de dissertation), sa querelle avec Rousseau (autre sujet), le Traité sur la Tolérance et bien sûr Candide. Le professeur de lettres, M. Zanotti, nous avait expliqué que le terme « autodafé » s’appliquait aussi à la destruction de livres hérétiques, passant sur les érotiques, mais évoquant les bûchers nazis. La Seconde Guerre mondiale restait proche en 1964 : il y avait eu un vaste camp de déportation à Compiègne, une de mes condisciples était la fille d’un survivant, mon meilleur ami était juif. Le chapitre de Voltaire est resté gravé dans ma mémoire et il me semble toujours d’actualité.

Certes, la barbarie institutionnelle a disparu d’Europe occidentale. Les rares crémations de livres (une dizaine ces 40 dernières années selon Wikipédia) sont le fait de groupes ou d’individus fanatiques opposés aux autorités ; les ouvrages détruits sont peu nombreux, sauf lorsqu’une bibliothèque est incendiée : au Sri Lanka (1981), en Afghanistan (2001), à Tombouctou (2013), à Mossoul (2015).

La France, plutôt mieux que d’autres, défend la liberté d’expression. Elle continue même à l’enseigner, Charlie hebdo pouvant compléter Voltaire, Diderot, Hugo, etc. Mais affrontant une épidémie planétaire, « les sages » qui nous gouvernent n’ont « pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que… » de condamner les portes des musées, des bibliothèques et des librairies ! Pour quelles raisons ? Parce que les livres ne sont pas un bien de consommation « essentiel », c’est dit, étant sous-entendu qu’il reste possible d’en acquérir sur internet et se les faire livrer par un pauvre.

Reste, en l’état des ignorances, qu’aucune statistique ne prouve que les musées, bibliothèques et librairies sont des lieux de contamination pires que les hypermarchés, qui vendent aussi des livres, ou du moins des best-sellers ?  Y a-t-il foule dans les librairies ? Pas souvent, hélas. Des cohues nerveuses dans les bibliothèques et les musées ? Pas davantage. Le Louvre, Orsay et autre lieu touristique sont désormais moins fréquentés que les centres commerciaux.

Il y a une différence entre littérature et art : pas touche aux tableaux ou sculptures, des gardiens surveillent. Pour les livres, une vision très horrifique a montré des doigts fiévreux, des éternuements postillonneurs, des haleines fétides imbibant le papier de virus mortel. Dans une librairie, le plaisir est de feuilleter sur les tables, fouiller dans les rayons, alors qu’un best-seller en hypermarché s’achète sans choisir, puisqu’il est prescrit par les media ou les réseaux sociaux. Même chose dans les bibliothèques en libre accès : le lecteur consulte, il ne sait pas forcément ce qu’il cherche, tout comme le visiteur d’un musée. Voilà ce qui rend ces lieux condamnables : la liberté d’y faire des découvertes, d’aller à l’aventure, de ne pas être prédéterminé, de pouvoir changer d’idée.

Je me souviens des discussions animées que nous avions entre étudiants sur nos études ou autres ; des livres découverts en librairie dont aucun prof ne nous avait parlé ; des musées où j’ai retrouvé des œuvres reproduites dans le Lagarde et Michard à côté de nombreuses autres que j’ignorais. L’université, c’est aussi la ville et la vie autour. Nos gouvernants n’ont pas lu Villon ni Le Bachelier de Vallès ni beaucoup d’autres livres. Est-ce qu’ils ont vécu est la vraie question ? Quelles écoles et universités ont-ils fréquentées, quels bibliothèques et musées ? Étant sans expérience, ils fantasment ! Ils rêvent d’étudiants réduits à l’« essentiel » : un cursus effectué seul devant son ordinateur, sans camarades avec qui échanger, sans bibliothèque pour élargir ses vues, sans librairie ni musée pour découvrir, et sans aucune rigolade, on n’y pense même pas. Bref, des étudiants sans existence, qui d’ailleurs n’existent pas.

Nos sages incompétents n’ont qu’une croyance : la finance. Leur seul mot, leur idée fixe : les milliards ! Jadis pour réduire les dépenses, « quoi qu’il en coûte » à la société, mais moins aux milliardaires. Aujourd’hui pour balancer à tout va des dizaines de zéros qui n’existent pas plus que vous, moi, les étudiants. Quelques millions iront aux bibliothèques, musées, librairies, subventionnés pour fermer boutique !

Plus besoin de brûler les livres : les invendus, les moisis faute d’avoir pris l’air finiront au pilon, le papier recyclé en cartonnage pour les colis d’Amazon, livrés par des pauvres. L’autodafé ne laisse plus de cendres, mais dans les esprits l’étouffante odeur d’être confiné dans son essence, interdit qu’il est d’exister, bouger, choisir sa vie, ses livres.

Jacques Demarcq, 30 octobre 2020

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