Guillaume Decourt, À 80 km de Monterey, éditions Aethalidès, disponible en librairie à partir de ce jeudi 20 mai 2021, 96 pages, 16 €, ISBN : 978-2-491517-10-6.
A 80 km de Monterey est le dixième recueil de poèmes publié par Guillaume Decourt. Il comporte quarante-quatre poèmes titrés et numérotés, composés chacun de quatre quatrains en vers irréguliers. La lecture de ce recueil est une jubilation : l’humour affleure, lié souvent à la mise en scène cocasse de soi et des autres :
« moi je pratiquais les exercices pour abdominaux
et fessiers de Jane Fonda tous les matins
avec un port de tête exemplaire »
La relecture permet de mieux sentir la beauté de ces poèmes. Beauté étrange parce que indéfinissable, présente même dans l’évocation des circonstances les plus quotidiennes.
« j’avais les dents très sensibles
après quatre jours de blanchiment
aux bandes adhésives Crest Glamorous ».
L’évocation est teintée d’humour, à un degré que l’on ne sait pas évaluer. Dans cette hésitation, elle trouve une puissance insoupçonnée qui, en réaction à l’interprétation humoristique, n’est pas loin de prendre une valeur tragique. Même sous des dehors parodiques, c’est encore de l’impermanence de soi et de la brièveté de l’existence qu’il s’agit.
« Il est plus tard que nous ne le pensons
je ne passerai peut-être pas la nuit »
Cette beauté éprouvée dans un deuxième temps, comme un contre-coup de l’impression de burlesque ou d’incongruité, est indicible, et acceptée comme telle par le poète avec sérénité.
« quelque chose de beau présidait à cela
que nous ne savions pas encore nommer
Ce n’était pas une chose sérieuse »
Si le poète cherche à éclaircir quelque chose, ce n’est pas la formule de cette beauté dont il reconnaît et approuve le caractère essentiellement « innommable ».
L’origine, le lieu originel sont l’enjeu d’une interrogation qui revient dans le recueil comme une scansion. Mais cette origine de la personne apparaît comme une fiction qui importe peu : on revient au lieu originel, on en part tant et si bien que personne ne sait plus où et quand étaient l’origine, non plus que la destination. L’espace est isotrope, et de même le temps.
« Ailleurs cela me semble encore ici
alors même que je suis immobile
je leur demande à toutes chaque fois
si c’est l’endroit d’où nous sommes partis »
La réminiscence de l’enfance et de l’adolescence, les nombreux endroits, plus ou moins exotiques qui en ont été les théâtres, importent moins que la personne qui, en invoquant les souvenirs, affirme son existence et tente d’exprimer une identité.
Une quête de soi en tant que personne qui se souvient et, surtout, écrit d’après ses souvenirs. Multiples modalités de l’écriture de soi : réminiscence, mais aussi fantasmagorie, projection de soi dans des figures imaginaires, empruntées à la fiction. Christopher Newman, un ex-repris de justice sorti de prison, un pratiquant fervent de la musculation sont présentés par le poète comme de possibles alter ego. Et bien d’autres, dont les relations avec lui sont variables et incertaines, et qui apparaissent comme les personnages d’une galerie immense et labyrinthique.
Les existences possibles préoccupent le poète, davantage que les mondes possibles. Le monde dans lequel évoluent les personnages, est stable, et semblable à celui qui est représenté sur les cartes et les planisphères communs. Là, pas de surprise. Des détails d’une grande précision accentuent ce réalisme : des lieux indiqués avec le numéro de la rue dans laquelle ils se trouvent, le nom exact d’un plat listé sur la carte du café d’un certain hôtel, dont le nom est donné. Mais les personnages sont étranges, irréels au moins en partie, entrant en collusion avec des figures de fiction, ou le fantasme. Ou bien des moments différents dans la vie du poète, sont rassemblés dans l’espace d’un même poème.
« mon enfant court tout nu dans les bois
il sait comment tuer l’ours avec un couteau
faire sauter les yeux du lièvre avec ses doigts »
Portraits et autoportraits fantasmatiques sont multipliés à l’infini, dans un jeu de reflets où le regard est dérouté.
« on ne dira jamais assez les vertus du patchwork (…)
je songe à tout ce que je suis à tout ce que je voulais être
à tout ce que je ne serai probablement pas »
Le poème est le lieu d’une recherche où le poète tente malgré tout de se dire, quand même les moyens auxquels le langage lui permet de recourir, ne le permettent pas. En ce sens,
« tous les faussaires sont sincères »
et en particulier ce faussaire entre tous qu’est le poète.
Et là n’est pas l’essentiel, car la sincérité n’est pas l’enjeu de la poésie. La figuration de soi dans le poème est fantasmagorique par nécessité. La forgerie, la collusion des identités est inévitable ou, pour mieux dire, constitutive de l’écriture poétique. L’essentiel est précisément la conscience de l’impossible sincérité, qui ne fait qu’une avec la conscience des potentialités infinies du poème, quelque trivial en apparence que soit son objet ou son cadre.
« L’univers est un gigantesque bretzel
et la signification du bretzel nous dépasse. »
L’énigme reste entière, dans une entière virginité qui lui confère toute sa beauté. Dans le même poème, justement intitulé A l’origine :
« la vie vient du pain
le monde vient du pain
le sexe vient du pain »
La poésie également vient du pain, et y retourne. La leçon finale serait rimbaldienne : avant tout, après tout importe seule la faim.
« toute ma vie ne fut qu’une grande faim
sache et n’oublie pas que je t’aimais bien »