Christine Jeanney, Les Petites Cosmogonies, éditions Abrüpt, octobre 2020, 216 pages, 12 €, ISBN : 978-3-0361-0115-6. [Sur LC : Oblique]
Riche œuvre, Les Petites Cosmogonies ne peut être évoquée au travers d’un simple (et court) texte, pour en mesurer la portée et l’ingéniosité, il en faudrait des pages, mais ça n’empêche pas d’en explorer, ici, quelques extraits (essentiellement issus du premier texte, il y en a plus de trente !) histoire de (dé)montrer le foisonnement scriptural qui parcourt ce livre singulier. Manière de procéder qui suscitera peut-être le désir en vous d’aller y voir (et y lire !) de plus près.
De la colle scripturale
La métaphore du tissage, pour qualifier l’écriture est un truisme répandu – dont j’use (abuse ?) trop souvent moi-même. L’écriture de Christine Jeanney ne se fait pas ici tissage, mais colle, ses mots et ses phrases se collent à tout, elle les accole sur tout ce qui l’entoure – nous entoure ? Non pas Glissements progressifs du plaisir, mais Collages progressifs de l’écrit, perceptibles dès les premières pages, du moins pour qui prend la peine de se pencher et de s’attarder sur ces Petites cosmogonies, ces petits riens, ceux du quotidien, esquissés par une écriture gluante.
Voilà pourquoi Les Petites Cosmogonies aurait pu s’intituler « Collages », au pluriel, il faut le retenir, ce « s » final, nous y reviendrons. Pourquoi ? Rapport à l’écrit, l’écriture de Christine Jeanney tout enduite de glu sur la trentaine de chapitres serrés et courts, aux titres drolatiques et rocambolesques. Le ton est donné dès la table des matières intitulée : « Liste des chapitres suivants, convertibles en chapitres précédents à peu de frais ». Ainsi y retrouvera-t-on des titres tels que :
« Où le voyage écarte soudainement les bras sur une distance qui va de Calhoun street au jardin du Luxembourg »
ou
« Examinons ensemble la question des dieux, de la Bavière et des cheveux gris »
ou encore
« Où l’on se demandera quel est le bon côté des portes, tout en faisant une petite cosmogonie (deux). »
Mais commençons par celui qui ouvre le bal : « Où l’on en saura plus sur une mauvaise habitude, Bali, Detroit, la liberté et les baleines »…
Un texte fait de mâche
Dès les premières lignes des Petites Cosmogonies s’instaure ce rapport particulier à la langue :
« JE MÂCHE ma langue. C’est un tic. Parfois, quand je réfléchis à quelque chose, ou quand j’avance en allant d’un endroit à un autre, j’utilise ma langue comme du chewing-gum et je la mâche, doucement, sans me faire mal » (p. 15).
Bien évidemment on pourrait lire ces premiers mots au sens propre, mâcher sa langue, l’organe charnu, pourtant il serait plus judicieux d’appliquer l’énoncé sur la langue – l’écriture – qui parcourt les pages des Petites cosmogonies, « mâcher sa langue » comme autophagie [se manger soi-même] pas au sens propre bien sûr, mais mobiliser son vécu, ses expériences et ses sens et les mettre sur l’établi de l’écrit, mâcher cette substance à soi pour écrire – s’écrire ? « Mâcher sa langue », l’agencer et y mettre de sa manière en réfléchissant où en allant « d’un endroit à un autre », ne serait-ce pas de la description ? Et la comparaison entre langue et chewing-gum, prend également un autre sens, quand on la langue comme écrit, un écrit qui colle à tout, aux perceptions et aux réflexions, à soi.
Comme vous le voyez, c’est annoncé, l’air de rien et sur un ton badin, dès les premières lignes, et ça ne fera que se confirmer, ce rapport à la langue – l’écriture – et aux mots.
« Je mâche mes mots, au contraire de ceux qui ne mâchent pas leurs mots, qui parlent cash, moi je ne sais pas faire, j’anticipe, je tortille, je reformule » (p. 17).
Cette action de mâcher ou mastication de la langue s’articule autour d’une longue anaphore, ainsi le personnage-narratrice ne cesse de « mâcher sa langue » « sur un quai » « à l’intérieur [de soi] » « comme quand au téléphone on écoute la voix préenregistrée », elle « mâche ses mots », action de mâcher (mâchage) qui ne cesse de s’amplifier pour nous signaler son importance et son poids. Mâcher ses mots, si l’on va à revers de l’expression consacrée « ne pas mâcher ses mots », c’est ne pas parler crûment, c’est dans et par, la langue (mâchée donc) agencer une manière singulière qui va à l’encontre de cet usage des mots non pas spontané, mais relâché, « décousu ».
« …plus on lisse les mots et plus le glissement augmente, les bords s’écartent comme la faille de San Andrea et on se retrouve les pieds de chaque côté de la crevasse, mais ce n’est pas une question de plaques tectoniques, c’est une question de mots, je veux dire une question d’être. Pour que les bords se réajustent, qu’ils se réparent, il faudrait se coller aux mots sans les lisser, sans repasser les fripes, les ourlets défraîchis, rester tout près sans rien recoudre. C’est le plus difficile, parce qu’en restant tout près on se retrouve contre, tout contre sa sauvagerie » (p. 18).
Insoumise au sujet
Cet agencement (travail ?) de l’écrit ne veut pas dire lissage. C’est tout le contraire du glissement, la colle, il s’agit d’adhérer et d’adhérence, dans et par l’écriture, à tout ce qui nous entoure, les lieux et les réflexions, adhérer aux personnages (personnes ?) et aux choses et – pourquoi pas ? – écrire depuis elles et eux. Ça se fait jour dès l’amorce de « Où sera posée sur la table la question du sujet (du latin subjectus, « soumis, assujetti », ce qui d’entrée me contrarie, je propose une sédition) », oui, c’est le titre du deuxième texte de ces Petites Cosmogonies, pas si loufoque qu’il n’y paraît puisque c’est la question du « sujet » qui est traitée.
« J’ai pensé que je pourrais toujours écrire depuis ces personnages que j’avais croisés. J’ai pensé que je pourrais écrire depuis la femme épingle, depuis le manager en chemise satinée, depuis la blonde comme il faut, un peu ramassée sur elle-même, le sourire un peu facile, un peu raide, comme si elle se brûlait. Que je pourrais écrire depuis cette construction là-haut, à la même hauteur que Café au 1er, au-dessus de la pancarte produits bios et de Sorry I am not listening imprimé sur un t-shirt à tête d’ours » (p. 25).
Et on pourrait aisément raccrocher les motifs du « mâcher sa langue et ses mots » présents dans le premier texte, les mâcher pour adhérer à soi et aux autres, adhérer aux sujets, se mettre dans la peau de l’autre. Cette question du « sujet » de l’écrit, sur quoi écrire et comment l’écrire, et comment le construire. « C’est fatigant aussi de toujours désirer une construction » (p. 27). Et c’est justement ce qu’arrive à réaliser Christine Jeanney dans ses Petites Cosmogonies, pas de construction (à première vue) et ça tient, ça colle par la langue et l’écrit, ces bouts d’écrits (cette trentaine de textes) accolés, agglomérés les uns aux autres dans et par l’écriture, une langue chewing-gum, ça s’invente pas, ça se fait, et surtout ça se lit du côté des éditions Abrüpt.