Olivier Domerg, Le manscrit, Le corridor bleu, coll. « S!NG », avril 2021, 227 pages, 18€, ISBN : 978-2-914033-886.
Les lecteurs des livres d’Olivier Domerg sur le motif de la Montagne Sainte-Victoire ne seront pas surpris : le poète de Martigues continue à forer avec les mêmes techniques (cinématographique, avec force travellings ; cézanienne, avec son obsession du motif à tout prix ; stratégie d’arpenteur, c’est-à-dire de « spécialiste des levées de terrain », nous dit le Larousse), mais sur un nouveau motif : le Puy de Manse dans le massif des Écrins.
Sa creative method n’a pas changé, et il en fait volontiers une sorte de manifeste : « S’efforcer toujours de le [le Puy de Manse] regarder comme la première fois. C’est la méthode qui ment le moins. » Comment ne pas penser à Cézanne ? « Il faut bien voir son modèle et sentir juste. Et encore s’exprimer avec distinction et force » (lettre à Émile Bernard du 12 mai 1904). Olivier Domerg est, lui aussi, de « ceux, optimistes et opiniâtres, qui souscrivent aux vertus de l’étude et du temps ». Ces vertus permettent, rendent possibles toutes les épiphanies : « Chaque matin, à heure dite, se retrouver sur le pré, pour, dans l’intervalle et l’instance du présent, enregistrer tout ce qui survient. »
Ce qui semble nouveau ici, c’est la composition toute musicale du livre, divisé, comme une partition de jazz, en différentes sections : « Section » (de 1 à 15), « Tenir la note », « Chant » ; soit 45 sections (ou chapitres), au final, et pour la partie principale, à laquelle il faut ajouter des Annexes en dix pièces aux titres tous plus drolatiques les uns que les autres (« Dialogue (devant le mont) des Oliviers », « Où c’est Manse qu’on assassine », « RoMANSE sans parlotte », etc.). La partie la plus libre, chaque fois, de chaque section, est le « chant » : c’est le solo de jazz improvisé de chaque section principale, où l’auteur peut tout se permettre, tous les alinéas, toutes les variations typographiques et tous les blancs façon Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Effet chorus garanti !…
J’ai parlé de « technique cinématographique » chez l’auteur ; son attention aux choses, aux détails du paysage, à l’air, à la lumière, m’y autorise, je crois. Le cinéaste iranien Abbas Kiarostami aimait filmer les temps morts de l’action, exemplairement les déplacements automobiles que d’aucuns considéraient comme ennuyeux et inintéressants (et où pourtant résidait le plus grand intérêt de ses films). Domerg lui emprunte certains motifs : « De temps à autre, on actionne les essuie-glaces pour balayer l’eau, le fondu enchaîné des flocons, réinscrivant le motif au centre du pare-brise avant » : Et le vent (nous) emportera (le tout) ! Quant à son attention extrême à l’air entre les choses, elle le place dans la filiation du célèbre couple de cinéastes Straub-Huillet : « Prendre le paysage au pied de la lettre. » Ne pas idéaliser, ne pas refuser les pollutions, visuelles (lignes électrique haute-tension), ou sonores : « Tu radotes, comme grevé par la nature ininterrompue de la circulation, dont le bruit pollue l’alentour autant que l’allant. » On se souvient que les Straub, dans leur (sublime) Cézanne, n’avaient pas hésité une seconde à enregistrer, en son direct, l’effroyable pollution sonore (automobile) qui règne autour de la montagne Sainte-Victoire…
Cézanne disait que « tout dans la nature se modèle selon le cylindre, la sphère, le cône » ; Domerg, lui, affirme que « la couleur décide du tableau » : « Elle fait masse et matière, plis, rondeurs, volumes, lumière. » Il faut « faire syntaxe de tout » : « On voit bien les trois sommets. Le pelage ou la peau herbue teintée de gris et de kaki, la rupture frontale, l’éminence surplombant à la fois la lisière des feuillus et une colline boisée, piquée de jaune et de rouille, déjà marquée par le virage des couleurs qui caractérise l’automne. » Ô saisons, ô collines !…
Petits blocs de temps pur… traité comme des formes simples. Il s’agit de « saisir la FORME-MANSE telle qu’elle surnage au-dessus des feuillages » : les choses, la Nature, sont là ; pourquoi les manipuler ?
Avant de conclure cette chronique, soulignons qu’il rôde toujours, lors des pérégrinations de notre arpenteur, (auto)qualifié de « poète prenant l’air », et non loin de lui, une Photographe (non nommée, mais on sait qu’il s’agit de Brigitte Palaggi, remerciée à la fin du livre qui lui est d’ailleurs dédié, et qui a coopéré avec l’écrivain dans divers ouvrages) « à œil de lynx ». Matière de plus à nous faire penser au célèbre couple Straub-Huillet…
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