ENTRETIEN AU SUJET DE Poesiue, UN LIVRE PUBLIÉ DANS LA COLLECTION « AL DANTE » (PRESSES DU RÉEL) AU DÉBUT DU GRAND CONFINEMENT, EN MARS 2020
Cet entretien, à l’initiative du même collectif, respecte la forme de ce document poétique : peu importe qui parle, l’essentiel est ce qui est dit.
1/ Ce livre semble se référer à des événements. Pourriez-vous en dire plus ?
Les émeutes parisiennes de décembre 2018 nous ont décidés à mettre en forme un texte. La violence des attaques, bien réelles, y avait atteint une intensité sans commune mesure avec celle des mouvements sociaux des dernières années, mais surtout elles étaient diffuses dans la ville, où elles se multipliaient dans plusieurs endroits à la fois, et elles étaient variées dans leurs formes. Ces journées nous avaient, au passage, débarrassé des petits-chefs à la manœuvre qui prétendaient organiser le débordement des cortèges syndicaux (en prenant leur tête !), et qui consacraient finalement une forme de contestation particulièrement bien adaptée au retour à l’ordre. Les 1er et 8 décembre à Paris, ces petits-chefs, tombés en désuétude, faisaient au mieux du journalisme. Les magazines culturels avaient de beaux jours devant eux ! Bref, ces journées nous avaient donné beaucoup de courage et on s’est demandé quelle forme de texte expérimenter, ou quelle forme expérimentale pourrait être une conséquence, parmi d’autres, de ces événements qui excédaient largement le rite démocratique des protestations de rue.
2/ Il y a comme un brouillard qui se lève progressivement au cours de la lecture, le sens apparaît, puis il re-disparaît happé par les mots tronqués, les syllabes coupées. Est-ce une manière de dire la violence ?
On a ajouté à la suite des morceaux d’existence, pris chez deux ou trois personnes dans les mois qui précèdent. D’où l’allure improvisée du texte. Les choses s’écrivent comme elles se suivent dans la vie, sans retour et avec toutes sortes d’erreurs auxquelles on veut consentir, car elles sont autant d’indications que l’on aime suivre justement parce qu’elles ne sont l’expression d’aucune idée centralisatrice. Et puis il y a ces deux journées de décembre qui arrivent, sans tête pensante. On a donc voulu un texte sans organe central de commandement, et un texte documentaire, écrit du point de vue de quelques personnes pour qui la division entre vie politique et vie personnelle est sans remède. Ce texte, avec bien d’autres, a d’abord circulé via les infokiosques et autres locaux d’agitation, en dehors du circuit marchand. Le fait que Laurent Cauwet, le seul éditeur à notre connaissance qui échoue systématiquement à s’embourgeoiser, l’ait pris dans sa collection, est assez marrant. Ce livre est donc paru en mars 2020, au début du grand confinement. Pendant cette période, on a vu se multiplier, de façon diffuse et protéiforme, toutes sortes d’attaques notamment contre des organes de télécommunications. Il y a un fil qui relie ces moments (décembre 2018, grand confinement de mars 2020) sous cet angle : un individu seul ou de très petits groupes agissent sûrs de leurs intentions (il s’agit bien de contribuer à la destruction du monde existant), dans les rues ou bien à travers bois et champs, sans autorité.
3/ Ce livre nous fait poser la question suivante : quelle langue faut-il parler/écrire face au pouvoir ? Mais y répondre, n’est-ce pas déjà utiliser une langue lissée, lisible e autorisée par le pouvoir ?
Lorsqu’on parle sous son nom, on est pris dans une situation qu’on alimente nous aussi, dans laquelle le nom d’un auteur ou d’une actrice est d’abord le nom d’une petite affaire à pousser devant soi, en vue d’obtenir un renom, un éclat, dans une communauté imaginaire. On observe le retour d’une poésie qui serait poésie politique, en tous les cas avec des morceaux de politique dans la soupe : ici et là, des bouts de réel affreux sont pris dans la maille poétique. Les exemples sont pénibles à prendre. C’est vraiment dégoûtant. D’autant que cela dispense de la moindre action réelle. Ultimement, on s’identifie à un castor républicain un jour de second tour des élections ; radicalement on ajoute sa ligne au post-situationnisme ambiant. L’actrice ou l’auteur de livres de poésie se comporte comme une intellectuelle ou un intellectuel, qui ne souhaite pas la disparition d’un système qui le fait vivre. De notre côté, on ne voit pas que la poésie s’attache à soulager l’humanité souffrante, à venir en aide à d’autres qui seraient dans le besoin, dans une détresse qui ne serait pas d’abord la nôtre. Et si nous écrivons de la poésie, nous luttons par les moyens de la poésie pour bouleverser les rapports de langage, et bouleverser les rapports sociaux, également par tous les autres moyens que nous choisissons…