J’ai assez régulièrement critiqué ce que je considère comme la pensée « magique » ou quasi-religieuse chez la plupart des décroissants. Ce n’est pas la première fois. On pourrait tenter de tourner la question comme ceci : qu’est-ce que la pensée non magique face au changement climatique ?
Je ne suis guère original en l’état. C’est un domaine que beaucoup (des centaines déjà) ont étudié et connaissent bien mieux que moi. Mais c’est un domaine où je pense que la connaissance des formes de l’inégalité mondiale peut être utilisée pour tenter d’élaborer et produire des réponses provisoires.
Les fortes inégalités mondiales, autrement un fléau, peuvent ici être utilisées à notre avantage. Nous savons que le décile supérieur de la population mondiale (appelez-les « les riches ») reçoit environ 45 à 47 % du revenu mondial. Nous savons également que l’élasticité des émissions de carbone par rapport au revenu est d’environ 1, ce qui est une façon élégante de dire que lorsque le revenu réel augmente de 10 %, nous générons 10 % d’émissions supplémentaires. Cela implique alors que le décile mondial supérieur est responsable de 45 à 47 % de toutes les émissions. Ce pourcentage peut être calculé avec encore plus de précision car nous avons des données de consommation détaillées (par nombre de catégories, voire des centaines) et nous pouvons attribuer à chaque catégorie de consommation son empreinte carbone précise. Il n’est pas improbable que nous trouvions que les émissions de carbone du décile supérieur dépassent même la moitié des émissions totales. (Certains travaux de ce type ont déjà été effectués.)
La question se simplifie ainsi. Supposons que nous dressions une liste de biens et services tels que (a) intensifs en carbone et (b) consommés principalement par les riches. On pourrait alors dans une action internationale concertée essayer de freiner la consommation de ces biens et services tout en laissant entièrement libre d’autres décisions : pas de limites à la croissance, pas de décroissance dans les pays pauvres comme dans les pays riches.
L’entière responsabilité de l’ajustement incombe aux riches. Qui sont les riches, si ce n’est, en l’occurrence, le premier décile mondial ? Environ 450 millions de personnes des pays occidentaux, ou toute la moitié supérieure de la répartition des revenus des pays occidentaux ; quelque 30 à 35 millions de personnes d’Europe de l’Est et d’Amérique latine, soit respectivement environ 10 % et 5 % de leur population totale ; environ 160 millions de personnes d’Asie ou 5% de sa population ; et un très petit nombre d’Africains.
La maîtrise de la consommation peut se faire soit par le rationnement, soit par une fiscalité draconienne. Les deux sont réalisables techniquement bien que leur acceptabilité politique puisse ne pas être la même.
Si l’on recourait au rationnement, on pourrait introduire des objectifs de natures physiques : il n’y aura que x litres d’essence par voiture par an et aucune famille ne sera autorisée à avoir plus de deux voitures ; ou y kilogrammes de viande par personne et par mois ; ou z kilowatts d’électricité par foyer et par mois (ou coupures d’électricité progressives). Il est clair qu’il peut en conséquence y avoir un marché noir pour l’essence ou la viande, mais les limites globales seront respectées simplement parce qu’elles sont données par la disponibilité totale des coupons. Certains pourraient penser que le rationnement s’avère hors-format, et je suis assez en accord avec eux. Mais cela a été fait dans un certain nombre de pays en temps de guerre, et parfois même en temps de paix, et cela a fonctionné. Si effectivement nous sommes confrontés à une urgence à des proportions dites « terminales » comme le prétendent continument les défenseurs du changement climatique, je ne vois aucune raison pour laquelle nous ne devrions pas recourir à des mesures extrêmes.
Mais une autre approche (fiscalité draconienne) est également possible. Au lieu de limiter les quantités physiques de biens et de services qui remplissent les critères (a) et (b), nous leur imposerions des taxes extrêmement lourdes. Il y a toujours un taux d’imposition qui ramènerait la consommation d’un bien au niveau que nous avons projeté. C’est ici que je pense que nous pouvons utiliser – encore une fois si nous pensons que l’urgence climatique est si grave – les leçons du covid.
Permettez-moi d’illustrer cela en utilisant le transport aérien, l’une des sources importantes d’émissions. Personne au monde n’aurait pu imaginer que le trafic aérien pourrait être réduit de 60 % en un an. C’est ce qui s’est passé en 2020. Quelle est notre expérience ? Que c’est bien un inconvénient mais le monde a-t-il survécu ? Oui. Avons-nous réorganisé nos vies pour ne pas voyager, et surtout ne pas voyager loin car de nombreux pays ont fermé les frontières ce qui a encore freiné les déplacements ? Oui. Alors, une diminution permanente de 60% des déplacements en avion est-elle envisageable ? Oui.
Si nous étions sérieux, nous pourrions, dans ce cas comme dans les autres, plaider en faveur d’une telle taxe qui maintiendrait indéfiniment le transport aérien à son niveau de 2020. La taxe pourrait signifier que le billet entre New York et Londres ne coûterait pas 400 $, mais 4 000 $, que les habitants des pays occidentaux riches pourraient se rendre dans des pays étrangers une fois par décennie plutôt qu’une fois par an, mais comme nous l’avons appris de l’expérience de 2020, nous pouvons le faire et nous pouvons fort bien vivre avec.
Les bouleversements économiques seraient énormes. Il ne s’agit pas seulement de voir l’ensemble de la classe moyenne supérieure et les riches des pays avancés (et, comme nous l’avons vu, ailleurs) perdre une part importante de leur revenu réel alors que les prix de la plupart des produits de base (pour eux) augmentent de deux, trois ou dix fois; la dislocation affectera de larges secteurs de l’économie. Reprenons l’exemple du voyage. Une diminution permanente de 60 % réduira de plus de moitié le nombre d’employés des compagnies aériennes, laissera pratiquement Boeing et Airbus sans nouvelles commandes d’avions pendant des années et entraînera peut-être la liquidation de l’un d’entre eux, décimera l’industrie hôtelière, fermera encore plus de restaurants fermés par la pandémie, feront des parties des villes les plus touristiques qui se plaignent actuellement de l’excès de touristes (Barcelone, Venise, Florence, probablement même Londres et New York) ressembler à des villes fantômes. Les effets se feront sentir : le chômage augmentera, les revenus chuteront, l’Occident enregistrera la plus forte baisse de revenu réel depuis la Grande Dépression.
Cependant, si de telles politiques étaient poursuivies avec détermination pendant une décennie ou deux, non seulement les émissions chuteraient également (comme elles l’ont fait en 2020), mais notre comportement et, en fin de compte, l’économie finiraient par s’ajuster. Les gens trouveront des emplois dans différentes activités qui resteront non taxées et donc relativement moins chères et dont la demande augmentera. Les revenus perçus en taxant les « mauvaises » activités peuvent être utilisés pour subventionner les « bonnes » activités ou recycler les personnes qui ont perdu leur emploi. Nous ne pourrons peut-être pas conduire pour rendre visite à nos amis et à notre famille chaque semaine, mais nous pourrons, grâce à notre expérience covid, les voir à l’écran. Les résidences secondaires pourraient être taxées d’une manière si confiscatoire que la plupart des gens seront impatients de les vendre. Les gouvernements pourraient alors les acheter, créer une sorte de Paradores (chaîne hôtelière d’État espagnole qui utilise des monastères vacants).
Ce n’est pas une pensée magique. Ce sont des politiques qui, avec la coopération intergouvernementale, la connaissance de l’économie, les données sur les inégalités mondiales et l’expérience du covid, pourraient être mises en œuvre. Y a-t-il une propension ou une volonté réelle à développer et s’engager pour de telles politiques? Il semble pour l’heure difficile de trancher. J’ai tendance à en douter. Je pense que la plupart de la population des pays riches ne serait pas excitée si on lui disait qu’un quasi-verrouillage devra se poursuivre pour un avenir indéfini. Mais si les conditions sont si désastreuses, si le changement climatique n’est qu’un covid multiplié, amplifié à long terme, si nous avons appris à vivre avec le covid et à survivre, ne pourrions-nous pas nous adapter aussi à cette « nouvelle normalité » ? Il paraît difficile d’en saisir encore les enjeux, mais je pense qu’il serait juste et honnête de la part des partisans d’un changement radical de poser ces questions directement devant le public et de ne pas essayer de les tromper avec le doux discours des vies monastiques « florissantes ».
Sébastien Ecorce, professeur de neurobiologie, enseignant chercheur (Salpetrière, Icm),
co-responsable de la plateforme de financement neurocytolab, écrivain.