Tentons de penser à la définition du capital, en étant assez schématique. Dans le monde néoclassique, le capital est la somme des valeurs des actifs productifs et financiers. Le capital y est conçu comme extrêmement hétérogène, nous ne pouvons pas l’exprimer en termes physiques, mais seulement en termes de valeur. Cela a conduit à la controverse de Cambridge qui s’est éteinte mais n’a jamais été réellement résolue. Dans une approche conventionnelle sur les inégalités de richesse, nous ajoutons également la valeur des actifs non productifs comme les bijoux, les peintures, etc. Et pour certains actifs qui ne rapportent pas de trésorerie, mais sont utilisés par leurs propriétaires (comme le logement), nous les ajoutons également à leur valeur estimée.
Le concept de capital de Marx est très différent. Considérons un exemple assez trivial et marqué, un cordonnier qui travaille dans sa propre boutique. Dans un profil assez habituel d’économistes néoclassiques, la valeur (prix) de tous les outils qu’il possède est à inclure dans notre capital national. Pour Marx, ce n’est pas du capital. Le capital est en effet « la caractéristique que les moyens de production acquièrent lorsqu’ils sont utilisés pour embaucher de la main-d’œuvre et générer de la plus-value ». Notre cordonnier n’engage personne. Ses machines ne sont que des moyens de production, des outils d’ordre physique. Ils ne sont pas du capital jusqu’à ce qu’il agrandisse son magasin, en reprenne la gestion et engage des ouvriers pour travailler avec les outils qu’il possède. À ce stade, les outils deviennent « capital ». Pour la comptabilité nationale, le concept de capital de Marx exclura donc la valeur de toutes les machines et outils appartenant soit aux travailleurs-propriétaires (comme le cas du cordonnier) soit aux entreprises coopératives et à la plupart des entreprises non constituées en sociétés. Dans les pays où le secteur des propriétaires-travailleurs est relativement important, comme en Amérique latine, beaucoup de ce qui est aujourd’hui considéré comme du « capital » cesserait de l’être. D’après les enquêtes auprès des ménages, nous savons qu’environ un tiers du revenu total dans les pays d’Amérique latine provient du secteur des propriétaires-travailleurs. On peut alors sans crainte s’aventurer à deviner que peut-être (un peu moins) un tiers de ce qui est aujourd’hui considéré comme du capital sera « perdu ». Étant donné que cette partie du capital est moins inégalement répartie que le capital « capitaliste », il est très probable que l’on trouverait empiriquement que la concentration du capital à la Marx est significativement plus élevée qu’estimée actuellement.
Il y a encore un autre problème, plus difficile. Marx, comme tous les auteurs classiques (Quesnay, Smith, Ricardo), considère que les salaires sont avancés avant que le processus de production ne commence. Cela signifie que si notre cordonnier décide de devenir capitaliste, il devra non seulement posséder les outils (ce que nous supposons déjà), mais encore
suffisamment d’argent liquide pour embaucher des travailleurs. Cette hypothèse semble beaucoup plus raisonnable que l’hypothèse néoclassique (tacite) selon laquelle les salaires sont payés à la fin du processus de production. Pourquoi ? Car si les salaires sont payés à la fin, alors les travailleurs sont des co-entrepreneurs, puisque leur salaire (promis) dépend de la capacité ou non de notre cordonnier-capitaliste à vendre ses chaussures au prix prévu. C’est clairement irréaliste, voire absurde. Les travailleurs ne supportent pas le risque de l’entreprise ; en fait, la différence cruciale entre les propriétaires de main-d’œuvre et de capital est que le risque est entièrement supporté par ces derniers. Si les salaires des travailleurs doivent être payés avant que le processus de production ne commence, il faut que quelqu’un ait les moyens de le faire. Ce quelqu’un est un capitaliste. C’est son « capital variable ». Ainsi, en termes de comptabilité nationale et de calcul des inégalités de richesse, nous devrions allouer tous les revenus salariaux accumulés dans les entreprises capitalistes à leurs propriétaires. Cela signifie ainsi que le fonds des salaires de, disons, Tesla ou Google doit être imputé en tant que capital, dans sa proportion, à tous les propriétaires d’actions de Tesla ou de Google. Le concept de capital de Marx inclurait donc une part importante de ce que l’on appelle aujourd’hui le revenu du travail. Si je suis propriétaire de 1 % des actions de Google, mon capital ne sera pas seulement la valeur actuelle de ces actions (égale, en principe au montant escompté du bénéfice actualisé), mais aussi 1 % de la masse salariale payée par Google. Le problème ici demeure celui de la période : faut-il cumuler la future masse salariale de Google comme la valeur des actions ?
Ainsi, alors que nous « perdions » une partie du capital auparavant parce que nous n’incluions pas la valeur des outils et des machines appartenant aux travailleurs, nous élargissons maintenant le concept de capital en incluant tous les salaires payés par le secteur capitaliste. Ces salaires sont imputés aux propriétaires qui les ont en principe avancés. Que cela augmenterait ou non l’inégalité calculée du capital n’est pas clair. Les détenteurs d’actions dans des secteurs à forte intensité capitalistique où la masse salariale (le capital variable) est relativement faible, n’enregistreront pas une forte augmentation de leur capital. Le résultat en termes d’inégalité dépendra du fait que les secteurs à plus ou moins forte intensité de capital ont une propriété plus concentrée. C’est d’ailleurs un sujet qui, que vous souscriviez ou non à la définition du capital de Marx, mérite d’être exploré.
Si l’on utilise la notation suivante, A = valeur des actifs productifs et financiers utilisés dans le secteur capitaliste, B = valeur des actifs productifs et financiers utilisés dans le secteur des propriétaires-travailleurs, C = richesse non productive, D = salaires payés dans le secteur capitaliste, le concept actuel de capital est égal à A + B, le concept actuel de richesse s’ajoute à celui de C, tandis que le concept marxien de capital serait égal à A + D – sera plus grand dépend de la relation entre B et D) : dans les économies moins développées (capitalistes), la taille du secteur des travailleurs indépendants peut être importante, B serait par conséquent élevé et D petit ; mais dans une économie hypercapitalisée, B pourrait tendre vers zéro et D serait élevé.
En d’autres termes, à mesure que le capitalisme devient plus « capitaliste », connaît une mutation, la taille même de ce qui est considéré comme du capital augmente. Cela semble logique. Dans une économie composée de petits producteurs, disons des milliers de petits propriétaires terriens, le capital global sera faible. Il y aura très peu d’entreprises capitalistes (donc A est petit) et les salaires qu’elles versent représenteront une petite part du revenu global du travail. Nous arrivons ainsi à la conclusion que ce qui est capital est historiquement déterminé. Lorsque nous comparons des capitaux en France et au Cameroun, nous ne comparons pas seulement le nombre d’outils qui existent en France et au Cameroun : nous comparons vraiment le nombre d’outils mis en œuvre pour générer du profit pour leurs propriétaires. Il n’y a, en conclusion, pas de capital en tant que tel, en dehors de la réalité concrète et des rapports de production existants.
Il sera intéressant sur ces plans d’avoir des estimations empiriques du concept de capital de Marx et de trouver comment les ratios capital/revenu et l’inégalité dans la distribution du capital changent avec la définition du capital.
Sébastien Ecorce, Ancien responsable recherche en finance.
Professeur de neurobiologie, bricoleur de mots, créateur graphique.
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