Olivier Gallet, Adeline Lionetto, Stéphanie Loubère, Laure Michel et Thierry Roger dir., Le Poète & le Joueur de quilles. Enquête sur la construction de la valeur de la poésie (XIVe-XXIe siècles) [Actes du Colloque international qui a eu lieu à la Sorbonne du 11 au 13 octobre 2018], Presses Universitaires de Rouen et du Havre (PURH), été 2023, 320 pages, 20 €, ISBN : 979-10-240-1759-4.
« Un bon poète n’était pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles »
(Racan, La Vie de Malherbe)
« Parmi les choses sans valeur et sans aucune utilité qui s’énumèrent,
la poésie est très certainement une des plus impressionnantes »
(Pierre Reverdy, prière d’insérer à Flaques de verre, 1929)
Présentation éditoriale
La poésie a-t-elle (encore) de la valeur ? La question se pose : dépréciation sociale, difficultés économiques, polémiques chez les auteurs eux-mêmes et sorties hors du genre. La contestation de la valeur de la poésie est un phénomène ancien qui, à chaque fois, rebat les cartes du genre, des institutions littéraires, des media et des usages de la poésie. Les intermittences et les résurgences de ce débat sont l’objet de cet ouvrage. D’Eustache Deschamps à Mallarmé, du poète philosophe au poète du dimanche, des poètes mondains du XVIIeaux rappeurs du XXIe siècle, les figures sont nombreuses qui nous invitent à interroger les conditions et les contextes de la construction de la valeur de la poésie.
SOMMAIRE
Introduction
D’emblée sont mis en évidence deux paradoxes : le premier concerne la valeur même de la poésie : « nulle et pourtant avenue » ; le second une recherche universitaire qui privilégie la « neutralité axiologique » tout en participant à la création et la circulation de la valeur littéraire.
Après avoir rappelé que depuis une vingtaine d’années les études généalogiques se développent pour cerner cette notion de « valeur », les coordinateurs de l’ouvrage insistent sur le rôle des institutions, notamment par le biais des distinctions génériques et formelles ; sont ensuite présentées les valeurs d’usage, d’échange et sociopolitiques des œuvres poétiques au fil des siècles.
Chapitre 1 – Valeurs et institutions littéraires
Jean-Charles Monferran
Art poétique français et valeurs de la poésie. Figures et mutations du mauvais poète, des arts de seconde rhétorique à La Défense et illustration de la langue française
Thierry Roger
Mallarmé « valeur-or » ?
Gaëlle Théval
L’éphémère, l’expérimental et le canon : que faire de la poésie en performance ?
Guillaume Peureux
Valeur et authenticité. Le motif de la copie d’auteur au XVIIe siècle dans les recueils poétiques
Olivier Belin
La poésie des premiers venus
Chapitre 2 – Genres, mediums et valeurs
Tiphaine Rolland
Un conte érotique en vers peut-il être poétique ? Valeurs sociales et esthétiques d’un sous-genre ambigu (1664-1715)
Barbara Bohac
Marier la poésie lyrique avec le journal : compromission fatale ou révolution des valeurs ?
Benoît Dufau
Rap et poésie : valeurs actuelles.
Chapitre 3 – La poésie en débat
Guillaume Métayer
Nietzsche : philosophie des valeurs et valeur de la poésie
Fabrice Thumerel
Poésie… À quoi bon ? Étude sociogénétique sur la « valeur » de la poésie dans l’espace social et littéraire contemporain
Laure Michel
Poésie et communication : valeurs de l’illisibilité aujourd’hui
Chapitre 4 – Poésie et sociabilité
Alain Génetiot
Éloge du poète mondain au XVIIe siècle
Allison Stedman
Le rôle de la poésie dans la société mondaine de la fin du XVIIe siècle
Dimitri Albanese
Des poètes libertins au XVIIIe siècle, sociabilités de la chanson à boire
Chapitre 5 – Valeurs et usages
Clotilde Dauphant
La ballade de moralité selon Eustache Deschamps : une nouvelle utilité du lyrisme à la fin du Moyen Âge
Jean Vignes
Poésie et mémoire. Regards d’un seiziémiste
Jean-François Puff
« L’honoraire d’Homère » : valeur d’échange et valeur d’usage de la poésie chez Éluard
Olivier Gallet
Valeurs et usages de la poésie dans la communication politique contemporaine
Extraits de Fabrice Thumerel, « Poésie… À quoi bon ? » (pp. 176 et 193-94)
Appréhender sociologiquement la valeur de la poésie dans un état donné du champ, ce n’est pas entrer dans le jeu de la Bourse aux valeurs, mais analyser le degré de croyance qui lui est accordé, le crédit attribué à certaines œuvres et certains auteurs par les instances de légitimation. La perspective adoptée, qui allie les approches généalogique et stratégique pour établir la sociogenèse d’un enjeu propre à un état du champ, présuppose qu’on s’interroge sur les conditions de possibilité d’une telle question (« La poésie, à quoi bon ? ») : dans quelle mesure peut-on parler de crise économique et symbolique ? pourquoi et par qui est-elle posée plus ou moins ouvertement, voire plus ou moins insidieusement ? – avant d’examiner un spectre assez large de réponses. Ainsi s’avérera indispensable la variation des échelles de contexte[1], c’est-à-dire la combinaison des dimensions macro- (faits socio-économiques) et microphénoménales (points de vue particuliers). Cette seconde optique nécessitera, dans le prolongement de la sociopoétique[2], la confrontation et l’analyse des discours les plus variés, oraux (entretiens et réponses à des enquêtes) et écrits (essais, chroniques, articles universitaires et divers textes publiés en volume ou en revue). On le voit, il ne s’agit donc pas d’en rester à la seule approche périphérique : même si, immanquablement, cette démarche suscite quelques réserves chez les puristes, qui préfèrent la spéculation intellectuelle à l’exposition factuelle et s’attendent à une énième théorisation de la « valeur poétique », elle ne vise rien de moins qu’à rendre compte de « ce qui importe dans la poésie dont nous faisons l’expérience, ou dans l’existence des poètes que nous connaissons », pour reprendre les termes de Christophe Hanna dans sa préface au Poète insupportable de Cyrille Martinez. Car la distance objectivante peut, du moins nous l’espérons, nourrir plutôt que tarir une aventure captivante.
[1] Cf. Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les Ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998 (voir surtout p. 243-254).
[2] Cf. Jérôme Meizoz, L’Œil sociologue et la littérature, Genève, Slatkine, 2004.
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Typologie des postures aquoibonistes [la dernière]
Enfin, l’aquoibonisme (pseudo-)novateur est essentiellement l’apanage d’entrants qui publient leurs premiers livres et/ou lancent de nouvelles revues (électroniques et/ou en volumes) afin de conquérir une position dans le champ. Dans une perspective avant-gardiste, c’est plus par leur faire que leur dire qu’ils doivent provoquer une mise en crise radicale de la poésie et/ou des revues de poésie comme institutions. Cette remise en question de leur mode de fonctionnement – de leur contenu esthétique, voire de leur raison d’être même – peut se traduire ainsi : à une époque où la mondialisation des échanges commerciaux, médiatiques et culturels, la révolution électronique et les philosophies contemporaines du sujet affectent l’écriture poétique comme les notions d’individu singulier, d’auteur et d’œuvre, à quoi bon la Poésie ? À quoi bon encore des revues qui, comme gages de « sérieux public[1] », offrent un comité de rédaction en bonne et due forme, le plus honorable possible évidemment, une périodicité irréprochable, la publication de valeurs sûres, c’est-à-dire de textes et d’auteurs conformes au bon goût du moment ?
Si, dans les années 60-70, déclarer la poésie inadmissible pouvait être à l’origine de projets novateurs, aujourd’hui une telle posture fait partie de l’arsenal tactique des poètes courtiers habiles en placements. Ainsi, dans Poéticide, Hans Limon recourt-il à un moyen radical pour se donner une chance de trouver sa voix/voie : « Tous les crever ! Tous les rayer ! »… Pourquoi ? « Les poètes nous ont menti » et la Poésie est fille publique. Poéticide s’attaque à la poésie de célébration, celle qui trône sur son piédestal, en parodiant les topos de la poésie à capitales. Comme le clamait en son temps Denis Roche, « la poésie […] n’existe pas », certes… À l’ « agitateur de mots »[2] de la faire exister – en arborant ce slogan sur son T-shirt et en pérégrinant de lieu académique en lieu académique… En revanche, dans leur Manifeste mutantiste 1.1, les singuliers hacktivistes regroupés autour de Mathias Richard tirent un autre parti du « poéticide » : puisque notre civilisation ultralibérale « passe ses citoyens à l’aérosol poéticide (également sacricide et liberticide)[3] », plutôt que de subir les mutations ambiantes, il vaut mieux les maîtriser. C’est pourquoi, au carrefour des sciences expérimentales comme de la science-fiction, des écritures à contraintes comme des arts électroniques, le mutantisme invente des machines qui produisent ce que l’on peut appeler des Agencements par Démultiplications Novatrices afin de rendre « palpable […] le processus même, immuable, de mutation permanente de la représentation, la stase des métamorphoses, du dépassement animal-robot, vie-mort, lucidité-inconscience[4] ». Du recyclage tactique, nous sommes passés à un projet qui part de la mort-de-la-poésie pour générer de nouvelles formes.
L’inventivité interdisciplinaire se retrouve encore, par exemple, dans un singulier objet littéraire dont le support est mixte (parution annuelle en papier, puis sur le site), RIP Revue critique et clinique de poésie[5] : c’est avec la volonté que « littérature et poésie rippent politique » (préambule) qu’Antoine Dufeu et Frank Smith ont lancé cette revue dont un passage éclaire l’ambition : « la clinique est presque congénitalement liée au geste critique. En faisant exploser la langue, les moyens classiques du Sens, la Raison s’effondre et par conséquent la création d’une forme inédite induit un vertige éprouvé par tous les grands auteurs »[6]. La bonne nouvelle est que le progrès technoscientifique n’a pas tué la poésie, qui aspire et inspire le monde : « tout est à réinventer » (préambule). La fragmentation des textes non signés – dans lesquels on navigue grâce à une architectonique subtile (à chaque numéro correspond un auteur selon un tableau de concordance) – est expliquée dans ce préambule : « la littérature a valeur d’expérimentation, d’acte de création • pliage d’un texte sur l’autre »… Car « c’est à plusieurs que s’écrit le moindre poème »… Les jeux graphiques nous font tourner le livre en tous sens, nous forçant littéralement à renoncer à tous sens préétablis. Entre vers et prose, minuscules et majuscules, français et anglais, déambule notre lecture nomade. On le voit dans ces deux derniers exemples, le dépassement de l’espace des possibles, à savoir l’ensemble des normes et thèmes qui prédominent à un moment donné, permet de sortir de l’aquabonisme pour déboucher sur d’authentiques innovations.
[1] Voir Philippe Beck, « Revoyures publiques », Préface au numéro 3 de Fusées, Auvers-sur-Oise, 1999, p. 4.
[2] Hans Limon, Poéticide, Meudon, Quidam éditeur, 2018, successivement p. 9, 13 et 90-91.
[3] Mathias Richard et alii, Manifeste mutantiste 1.1, Paris, Caméras animales, 2011 ; « Poéticide », p. 18.
[4] Ibid., p. 36.
[5] RIP Revue critique et clinique de poésie, Paris, n° 1 : « Poésie va pas tous mourir », automne 2016 ; Site internet : https://revuerip.xyz
[6] Ibid., p. 127.
[1] Cf. Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les Ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998 (voir surtout p. 243-254).
[2] Cf. Jérôme Meizoz, L’Œil sociologue et la littérature, Genève, Slatkine, 2004.
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Il y a-t-il encore des poètes? Il y a de nombreux poètes-poètes, à l’ancienne, dont les poèmes sont le fruit d’un VOLONTARISME artificiel, de survie, un divertissement. Mais il y a peu de poètes dont les strophes vont jusqu’au bout de la sensation de notre condition, la CATASTROPHE. C’est le constat que faisait Denis Roche, le sens qu’il mettait dans « inadmissible ».
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Le lien de la revue rip est mort, on tombe sur un site de vente de chaussures à talons.
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C’est corrigé : merci !