Nous remercions Gilles Jallet de nous avoir proposé ce texte au moment même de la parution aux éditions La Rumeur libre du deuxième volume des Utopiques, La Spirale de l’histoire, recueil inspiré par les fresques de Miklos Bokor (1927-2019) gravées et peintes dans la chapelle de Maraden entre 1998 et 2002.
Ma première rencontre avec Miklos Bokor remonte au 6 août 1986, dans sa maison de Floirac, dans le Lot. J’avais découvert ses dessins au bistre et au brou de noix peu de temps auparavant, dans Le Délire de l’homme publié en 1985 par Pierre Manuel. Toutefois, je ne savais rien de sa vie, en dehors de quelques repères biographiques mentionnés dans le livre, et encore moins de sa peinture de paysage. Ce qui m’avait frappé d’emblée, c’était l’étroite ressemblance entre les dessins, que je ne connaissais que par des reproductions, et les poésies que je venais de publier dans Contre la lumière. C’est alors qu’Yves Bonnefoy, auquel j’avais envoyé mon livre, m’apprit que Miklos Bokor habitait chaque été une ancienne école de village près de Roc-Amadour. Je lui adressai alors un exemplaire et reçus peu de temps après une invitation à venir le voir. Nous avons passé la soirée, avec sa femme Claude, sous le préau de l’école qui s’ouvrait vers un large jardin laissé à l’état sauvage. Nous évoquâmes toutes sortes de sujets : en particulier, les arbustes du Causse et les aubépines rouges en automne, les falaises de Gluges, Foussac et Pinsac, et aussi la route entre Roc-Amadour et Calès, puis les éboulis de Magès et de Canteloube. J’étais émerveillé de découvrir que le vieux pays n’avait aucun secret pour lui, qu’il en savait davantage que moi sur les chemins, les rochers, les lacs de Saint-Namphaise, et de nombreux autres lieux cachés. Je racontai l’histoire d’une panthère noire à Terral qui parcourait des dizaines de kilomètres durant la nuit, égorgeant les moutons, et revenant au matin en fidèle chien de maître. Au total, je crois que nous avons assez peu parlé de peinture et de poésie. Je me rappelle très bien le beau visage de Claude, rayonnant de simplicité. Miklos quant à lui plus angoissé, grand et fin, paraissait inquiet, en attente de quelque chose : « Je vous reverrai » m’a-t-il dit, lorsque j’ai pris congé. Le lendemain soir, nous nous sommes retrouvés sous la falaise de Gluges que Miklos tenait à me faire voir à la clarté de la pleine lune. Les coulures d’ocre jaune et gris bleu se fondaient dans un nuage de couleurs si éblouissant que seul l’œil du peintre parvenait à les distinguer nettement. Nous nous sommes revus le 17 août en fin d’après-midi, dans le jardin de mes parents à L’Hospitalet, d’où nous partîmes en voiture sur la route de Calès, en face de l’éboulis de Magès. Nous assistâmes alors à une éclipse de lune en plein jour et, un instant, le soleil descendant et la lune montante se retrouvèrent face à face. Miklos m’expliqua qu’il peignait de préférence à partir de la nuit tombante, jusqu’au moment où il ne voyait presque plus rien. Mais ici, le presque rien est tout, le paysage est englobé dans un seul coup d’œil, le dernier, au moment où l’œil se referme sur une infime tache claire. « Plus l’obscurité progresse, me dit-il encore, plus ma peinture devient claire. » Miklos Bokor m’expliqua aussi qu’il était fasciné depuis l’enfance par la lumière de la lune. Lui parlait d’un dépaysement, car à la lumière lunaire, on ne reconnaît plus les formes familières : elles « s’étrangent ». Un peu plus loin, toujours sur la route de Calès, il me montra un méandre de rivière qui dessinait une forme singulière dans la vallée de l’Ouysse : « en tout cas, qui m’intéresse moi », ajouta-t-il. Nous avons évoqué le gris lumineux des rochers, puis toujours à propos de la lumière lunaire, il ajouta : « Au clair de lune, on y voit encore, mais il n’y a plus du tout de couleurs. » Au sujet du paysage que nous étions en train de regarder dans la nuit éclairée par la lune, il continua : « Cela se peint en fermant l’œil progressivement, dans un coup d’œil, en un éclair, comme l’œil d’un enfant qui s’ouvre et se referme subitement dans le noir. » J’entends encore la voix de Miklos Bokor me dire, alors qu’il pliait ses affaires pour rentrer : « Quand le jour se ferme et qu’on n’y voit plus rien, c’est alors que l’œil devient totalement ouvert, non pas l’œil du peintre, mais l’œil de la toile elle-même qui brille alors de sa propre clarté, d’une clarté lunaire. »
Dans la conversation, nous revenions souvent au Livre de Job : lorsque Yahvé s’adresse à Job et le questionne : « Où étais-tu quand j’ai fondé la terre ? » (Job 38-41), Job répond à Yahvé : « Je sais que tu peux tout ; rien n’est impossible pour toi » (Job 42). Tout le temps que Yahvé interroge Job dans la tempête, la Genèse défile devant les yeux de celui-ci à la vitesse d’une tempête
justement. Et Job découvre alors celle-ci avec le regard d’un nouveau-né. Telle serait la révélation (ou la rédemption), une connaissance du monde avant les noms ; la connaissance par les noms appartient à la chute de l’homme dans le temps. Job regarde le monde et la création du monde avec un œil neuf, c’est du moins ce que Yahvé enseigne à Job en l’interrogeant, mais n’est-ce pas ainsi, sous l’angle de la révélation et de la rédemption, que Miklos Bokor peint ses paysages ? Avant de peindre des paysages (ceux du Lot, en particulier), Miklos Bokor a effectué pendant ses deux années à Berlin (1974-1975) une série de trente et un dessins au bistre et au sable intitulée « Job », qu’il convient d’ajouter aux séries de dessins au bistre du Délire de l’homme. Nous reprîmes un peu plus tard notre conversation à propos de Job et la peinture : « Vous comprenez, il faut laisser le mystère, ne pas détruire le mystère qui est le sens de la révélation. Tout ce qui dévoile ou explique (la connaissance par les noms) n’est que la négation du mystère et par conséquent ne révèle rien. » Le lendemain matin (18 août), un violent orage de grêle éclata, déchirant les feuillages, saccageant les branches des noyers tombées à terre, les vignes abattues, les raisins arrachés et perdus à coup sûr. Il faut savoir que « Bokor » signifie arbuste en finno-ougrien (langue hongroise). L’après-midi je me rendis en voiture au gouffre de Cabouy, puis je continuai par un chemin de terre qui tourne au-dessus de la vallée de l’Ouysse pour rejoindre la route de Calès. À cet endroit les parois rocheuses proviennent d’anciennes couches de lave qui sont restées en suspension au-dessus de la vallée. Entre les Causses comme des mamelons, les combes sont désertiques et arides, sauf lorsqu’une source souterraine circule dans l’une d’elles. Subitement, elle se pare d’une coulée verte qui contraste avec la couleur grise de la pierre.
Le 28 août 1986 était la quatrième fois que je revoyais Miklos Bokor en trois semaines, cette fois pour sillonner les paysages du Causse et reconnaître des lieux où il avait l’habitude de peindre. Miklos possédait une vieille Citroën Ami 6 des années 60, très pratique pour poser sur le hayon arrière ses grands papiers comme sur un chevalet. Successivement nous suivîmes la route de Roc-Amadour jusqu’à Calès, ponctuée de haltes : là, un piquet planté au bord d’un chemin, ou bien des traits de couleur avec ses initiales sur une borne lui permettant de repérer instantanément un angle de vue ou un arbre dans le paysage qu’il avait peint quelques jours auparavant. Car Miklos peignait plusieurs fois les mêmes lieux et y revenait sans cesse, jusqu’à épuisement. Ensuite, depuis Calès, nous prîmes la direction du Bastit, d’où une route étroite rejoint la N 20, avec un point de vue imprenable, mais aujourd’hui dévasté par le passage d’une autoroute, sur la vallée de la Dordogne. Nous revînmes par la route de Lacave qui bifurque juste avant vers Roc-Amadour, et arrivés sur le plateau désertique de La Borie d’Imbert, je l’entraînai jusqu’au petit lac de Pélissié. « Mais, c’est ma vallée ! » s’exclama-t-il, en reconnaissant la vallée qui s’étend du moulin de Cougnaguet jusqu’au hameau de Canteloube. Plusieurs aquarelles intitulées « Dans ma vallée » proviennent de cet endroit. « Je l’appelle la vallée heureuse », me dit-il. De tous ces lieux, je suis revenu faire des photographies le lendemain, mais surtout j’apprenais à regarder, ou plutôt je découvrais la nature avec le regard d’un enfant qui voit le monde pour la première fois, intemporel. « Intemporalité » était le mot employé par Miklos Bokor. Pour lui, je pense que la peinture se situait avant la naissance des mots ou des noms ; elle n’était pas une connaissance, mais une révélation et une rédemption au sens biblique du livre de Job.
Le 21 juillet 1987, dans sa maison de Floirac, Miklos Bokor me montra une collection impressionnante de céramiques du Quercy (de cruches à huile, surtout), mais aussi, dans un style très différent, de poteries hongroises : j’ai le souvenir confus de plus de deux cents pièces entassées un peu partout. La conversation variait sans arrêt sur des lieux : dolmens, puits, mares, calvaires, sur l’architecture des murs et sur les chemins de pèlerins. Nous avons parlé d’Assise où j’étais allé au printemps et des fresques de Giotto, mais surtout de la couleur : à la tombée de la nuit, au fond du jardin, face à un tronc d’arbre vert moussu qui tirait vers le violet, il me fit voir une rose d’un rouge inestimable. Les mots qui revenaient entre nous le plus souvent : « Quelle beauté ! » ou encore « Quelle splendeur ! » Nous nous revîmes peu de jours après, le 5 août 1987, mais cette fois-ci totalement par hasard, alors que Miklos s’était installé pour peindre (il devait être plus de vingt heures) sur un promontoire en face de Canteloube. A cet endroit, la vallée forme une combe avec une forme étrange qui devient bleue au soleil couchant. Nos ombres se reflétaient dans la lumière spéculaire d’un buisson, tout en disparaissant : « C’est vraiment très étrange », me dit-il, ajoutant : « Vous connaissez les peintures de Michel Haas ? C’est exactement ça ! » Ce soir-là, le ciel était très bleu – « trop bleu » (simple notation dans mon carnet) – le vent d’autan soufflait et il faisait plutôt froid pour la saison. Des milliers de sauterelles mortes étaient accrochées aux herbes comme crucifiées sur place, d’une couleur rose livide transparente. Miklos me confia alors qu’il avait été très tourmenté par une carte postale que je lui avais adressée depuis Gérone, en Espagne, où j’avais passé une dizaine de jours à la fin du mois de juillet. Je ne me souvenais plus de ce que j’avais écrit exactement, si ce n’est qu’il représentait pour moi « un homme de parfaite bonté et de justice ». — « Tourmenté ? » Je lui répondis que je ne comprenais pas, mais je me suis souvenu de sa réponse à ce moment-là : « Je ne le mérite pas. » Il exprimait une tristesse profonde qui, je m’en suis rendu compte plus tard, n’était pas seulement de l’humilité, mais révélait sa honte de l’homme, voire quelque chose de pire que la honte : la culpabilité. Et comme je restais muet, il me dit : « Vous êtes de la race de Caïn. » Il devait être plus de vingt-deux heures quand nous nous sommes quittés, et j’étais transi. La lune voletait, tandis qu’une grande masse d’ombre tombait dans toute la vallée.
Le lendemain, vers dix-huit heures, j’étais descendu à pied, en face de la falaise de Pinsac, sur la plage de galets de Meyraguet, où depuis l’enfance j’ai l’habitude de me baigner en été dans le courant de la Dordogne. Parcourue par une grande faille couverte de fourrés vert sombre, on discerne des empâtements blancs traversés par des coulures de gris, d’ocre jaune et de bleu, elles-mêmes parfilées de minuscules failles, tracées à l’encre noire par une main tremblante, comme une écriture au-dessus d’une porte, à l’entrée d’une grotte marine où l’eau verte se glisse par en dessous. Le surlendemain, le 7 août 1987, nouvelle rencontre impromptue avec Miklos Bokor. Je le retrouvai juste en face de l’éboulis de Magès, sur une colline du Causse, assis à une petite table dans la brèche d’un muret, en train de peindre sur un papier de soie presque translucide, non pas la forme, mais les lignes de l’éboulis, avec la lune pleine juste au-dessus. L’éboulis s’achève en falaise, abruptement, sur la vallée de l’Alzou. Abandonnant Miklos Bokor à sa concentration (en une soirée, il pouvait peindre plusieurs aquarelles sur le même motif), je m’éloignai durant plus de trois heures jusqu’à vingt-deux heures, le temps de parcourir la boucle des trois gouffres : Cabouy, Saint-Sauveur et Poumayssen. De retour, alors que le soleil s’était définitivement retiré et qu’il ne restait plus que la lumière spectrale de la pleine lune, l’éboulis resplendissait au contraire avec une transparence éclatante où se mélangeaient les couleurs du désert. L’air se fonçait devenant bleu de cendre, tandis que sous la lune de plus en plus orangée, le paysage s’éclaircissait : il me sembla que Miklos attendait uniquement ce moment, dans l’écoute pure, où il n’y a plus de peinture. Très tard, il devait être presque minuit, nous sommes rentrés pour souper à L’Hospitalet, où ma mère avait veillé pour nous attendre. De nouveau, il voulut me faire voir la falaise de Gluges sous la pleine lune. Et nous voilà repartis en voiture, j’avais du mal à le suivre tellement Miklos conduisait vite. Il y avait un arbre au bas de la falaise qui se reflétait dans l’eau : « L’arbre me regarde », dit-il. La route en contrebas se reflétait dans l’eau luisante et noire formant une excavation blanche, où des buissons s’ouvraient et se refermaient lentement comme un pliage à l’encre de Chine. À la clarté lunaire, la falaise blanche et ses coulures noires se reflétaient dans l’eau en s’inversant, la falaise devenant noire et les coulures blanches. La falaise montait de la profondeur comme les branches d’un chandelier éteint dans la nuit. Sur notre gauche, je percevais une faille immense entre les deux parties de la falaise, une ligne fuyante et brisée, au-dessus de laquelle la roche ne semblait tenir que par miracle, suspendue dans le vide. Alors Miklos me parla aussi de la Fontaine Saint-Georges, une résurgence du gouffre de Padirac qui passe à proximité de Gluges et que je ne connaissais pas, mais dont il avait fait des aquarelles. La lune se trouvait maintenant en face de la falaise et éclairait le tableau ; le contraste entre la falaise noire et les coulures blanches dans l’eau était saisissant, comme si le reflet devenait plus réel que la falaise elle-même. Miklos une fois parti, je restai seul, et je repensais longuement au Déluge de Poussin. Devant mes yeux, une branche de pin en arc-de-cercle s’agitait dans l’air, n’ai-je rien oublié ? Le temps a cessé d’être et la lumière du soleil elle-même a cessé d’être, remplacée par la clarté lunaire, une transparence secrète où l’inconnu arrive jusqu’ici, dans un face à face où il n’y a plus rien entre l’inconnu et nous.
Par la suite, il y eut bien d’autres rencontres, notamment à Paris, dans l’atelier que Miklos Bokor occupait à La Ruche. Je regrette de n’en avoir pas retenu le décompte, et surtout le détail de nos conversations, comme je le faisais lorsque nous étions dans le Causse. L’hospitalité de Miklos se limitait souvent à une galette de pain azyme et un verre d’eau, que j’acceptais volontiers, car j’y voyais soudain le visage de la privation. Nous parlions beaucoup de l’histoire, du nazisme et du stalinisme, mais aussi de la « Solution finale ». Dans nos conversations, il y avait surtout de longs silences que ni l’un ni l’autre ne cherchaient à remplir. Le silence allait de soi, il était même le principal contenu de notre dialogue, surtout quand il me montrait ses derniers tableaux. D’ailleurs il restait silencieux tout ce temps. Quand l’un de nous deux prenait la parole, celle-ci coupait au vif le silence. Nous éprouvions une fascination commune pour la peinture d’El Greco, fascination très visible et reconnaissable dans la peinture de Miklos. Au printemps 1987, je passai deux semaines à Tolède, au cours desquelles je lisais les œuvres de Novalis, en vue d’écrire un essai. Mais surtout, je consacrais mes après-midis à rechercher et à voir les tableaux d’El Greco qui sont dispersés dans les recoins de la ville. L’impression de terreur ou d’effroi, les ciels déchirés par les éclairs au milieu de nuages sombres, la lutte entre la lumière et l’ombre, étaient bien ceux que je retrouvais dans les derniers tableaux de Miklos Bokor, qui n’avaient plus rien de ressemblant avec les tableaux de paysages du Lot que j’avais connus en premier. Pour Miklos Bokor, El Greco était le peintre suprême, même s’il n’allait pas jusqu’à le placer au-dessus de Rembrandt, mais quelle que soit son admiration pour la plupart des grands peintres, je sentais bien que El Greco était son préféré, et je crois que cela se ressent encore davantage dans ses tout derniers tableaux et les fresques sur les murs de Maraden. La peinture de Miklos Bokor s’est retournée progressivement à partir de l’année 1988, et sans doute à partir de cette période où nous nous nous sommes rencontrés. De la peinture claire (pintura chiara) des paysages du Lot, dans lesquelles aucune figure humaine n’apparaissait, Miklos Bokor était passé à la peinture obscure (pintura obscura), lorsque « l’homme est revenu dans sa peinture », comme il me l’annonça d’une voix presque tonitruante dans son atelier de La Ruche. J’aimerais faire revivre une expérience assez étonnante, lorsque je rendis visite à Miklos Bokor dans son atelier à la Ruche, au premier étage, auquel on accédait par un escalier sous une charpente en bois, c’était au début de l’automne 1988, le 23 septembre. Miklos avait laissé sa porte ouverte : dans l’entrée, il y avait un grand tableau peint sur toile auquel il finissait de travailler, et qui n’était autre que Les Diablerets, dont il avait commencé à peindre en Suisse plusieurs esquisses. Nous avions échangé d’assez brèves effusions en manière de salutation, lorsque tout de suite il prononça cette phrase, que je trouvais annonciatrice de salut : « — Gilles, l’homme est revenu dans ma peinture ! » Revenu au sens de réapparu, homme au sens de figure humaine, portrait… Or, en regardant Les Diablerets, je ne trouvais aucune trace de présence humaine, bien au contraire j’y voyais un paysage alpestre, quasi géométrique avec un immense triangle isocèle inversé, dont la pointe était tournée vers en bas, au sens littéral du mot « catastrophe », et qui me faisait penser plutôt à l’Enfer de Dante, mais un enfer sans aucune présence humaine. Au fond de moi, je ne doutais pas que Miklos Bokor avait eu le sentiment de retrouver l’homme en peignant ce tableau sans la figure de l’homme, mais dans le sens où celle-ci était encore cachée par l’intention. L’homme allait réapparaître. Et il était réapparu, en effet. Car quelque temps après, j’ai découvert que Miklos avait peint un tableau similaire, en 1987, c’est-à-dire un an avant Les Diablerets, intitulé Le Dernier Jugement, lequel reproduisait au détail près la forme géométrique des Diablerets, un triangle isocèle inversé dont la pointe est tournée vers en bas, mais cette fois avec des figures anthropoïdes, des formes blanches suspendues dans le paysage. Si le tableau ne s’était intitulé Le Dernier Jugement, on aurait pu y deviner en effet les figures de damnés descendant vers l’Enfer. Hormis qu’il ne s’agissait plus de damnés, mais de déportés, et que l’enfer n’y était pas celui de Dante, mais l’enfer des camps d’extermination. Le Dernier Jugement n’était pas « le jugement dernier », puisqu’il retrouvait l’humanité, et pas seulement le peuple juif, prise dans l’horreur et l’atrocité des camps d’extermination. Or, ce jour-là, le seul tableau qu’il me montra était celui des Diablerets, au demeurant d’une beauté inoubliable, et au fond duquel je recherchais en vain la figure de l’homme dans le paysage. Il ne fallait pas seulement avoir des yeux, mais il fallait avoir l’intelligence du peintre pour comprendre que l’homme était réapparu dans ce tableau. L’homme, en effet, n’avait plus qu’à réapparaître. Je retrouvais Miklos Bokor, que je n’avais pas revu depuis quatre ans, au cours de l’été 2002, le 20 juillet, devant l’église désaffectée de Maraden où il m’attendait, à dix heures du matin, sur le parvis de la porte : c’est alors que je découvris, pour la première fois, « La spirale de l’histoire », une fresque incommensurable qui recouvrait tous les murs de l’église jusqu’à une hauteur considérable. Dire ce que j’ai retenu de cette première visite aurait peu d’intérêt. L’injonction était brève : ne dire que ce que je voyais, mais surtout ne rien interpréter. Nous sommes restés six heures à décrypter les figures une par une. Enfin je décryptais, et lui ajoutait un mot ou une phrase, au passage. Dans le désastre de l’histoire de l’humanité, tel que l’a peint Miklos Bokor à Maraden, mais aussi dans ses derniers tableaux, il existe un message d’amour intemporel, celui de l’Éden entre Adam et Eve. La dernière image de la fresque de Maraden que j’emportais ce jour-là, parmi tant d’autres, se trouve à droite de la porte d’entrée, où l’on voit marcher un couple de dos comme s’il s’en allait, et une autre image similaire, dont j’ai cru longtemps être le seul dépositaire, repose sous le sol de l’église, dans une minuscule crypte qui devait être une tombe, où Miklos a peint un homme et une femme l’un contre l’autre, le couple encore. Et je me rappellerai toujours la voix de Miklos Bokor, me disant : « J’ai enfin donné une tombe à mes parents. »