Christophe FIAT, Nietzsche, Les Pérégrines, coll. « Icônes », octobre 2024, 160 pages, 16,50 €, ISBN : 979-10-252-0644-7.
« […] allez savoir ce qui hante les philosophes
dès qu’ils sortent des sentiers battus » (p. 26).
« Ce qui est fait par amour s’accomplit toujours
par-delà bien et mal » (Par-delà bien et mal, 1886 ; « IV. Maximes et interludes »).
« Il y a dans le monde plus d’idoles que de réalités »
(Crépuscule des idoles, cité page 124).
Onze ans après son roman Cosima, femme électrique (Philippe Rey, 2013), dans une collection qui vise à « appréhender les figures marquantes de la culture contemporaine dans tous les domaines […] pour saisir leur œuvre au feu vif d’une lecture personnelle et profonde », Christophe Fiat sort de sa boîte à malices « un livre multicolore » (p. 56) sur une icône de notre modernité, nous proposant une traversée iconoclaste d’une vie et d’une philosophie iconoclastes – une lecture en miroir du fantasque penseur ami des Wagner (Richard et Cosima). Un essai (d)étonnant qui nous permet, entre autres, de (re)découvrir le versant poétique d’une œuvre dans laquelle on lit cependant ceci : « Et voilà que je parle en paraboles, et que je balbutie comme font les poètes, et en vérité, j’ai honte d’avoir encore à parler en poète ! ». Dixit Zarathoustra (111). D’où le commentaire de « Charlotte philosophe » (nous reviendrons sur ce « personnage ») : « […] après les prêtres ce sont les poètes dont Nietzsche se méfie le plus. Ils ont en commun les uns et les autres d’utiliser la langue comme un outil et ils ne ratent jamais une occasion de nous faire croire que si l’on est sage, on pourra vivre bien et épanoui comme aujourd’hui avec le développement personnel » (58). Et pourtant, pour le gai penseur, « bientôt la poésie et la vie ne feront plus qu’un » (71). Nietzsche n’est pas à un tourniquet près.
Quel regard porter aujourd’hui sur cette œuvre sans précédent ? Si la forme de l’aphorisme semble désormais datée, avec sa tendance à l’hypostase et aux généralisations abusives, et si l’on peut regretter une certaine misogynie (par exemple : « Dans la vengeance comme dans l’amour la femme est plus barbare que l’homme » – Par-delà bien et mal), il reste surtout sa « philosophie écrite à coups de marteau » (135), qui dégage une énergie et une puissance de subversion extraordinaires : parce qu’il est le pourfendeur du moralisme, du nationalisme et du phallogocentrisme, mais aussi qu’il a inventé un aristocratisme singulier et « une langue dont il faut capter la fréquence sonore plutôt que le sens » (81), les « écrivains sont tous nietzschéens ! » (57).
L’intérêt de cet essai écrit au galop par l’auteur de La Ritournelle (Léo Scheer, 2002) est d’imaginer Nietzsche « comme un hybride entre machine à écrire et machine à lire à haute voix mais dopé à l’extrait de viande Liebig + toute cette pharmacopée qu’il a toujours avec lui […] », « à mi-chemin entre « la machine de guerre » de Gilles Deleuze et Félix Guattari, créatrice de nouveaux rapports sociaux, et l’ »électroencéphalocardiosomatopsychogramme général » de Jacques Derrida qui mémorise tout à vif » (69) ; de ne pas hésiter à nous livrer un Nietzsche pop qui voyage comme il écrit, en zigzags. D’où l’allure capricante d’une écriture aussi poétique que critique, dont la bibliographie finale par chapitres donne un aperçu. Le mouvement tourbillonnaire d’ensemble débouche sur la danse de la tarentelle et une ritournelle inventée par Christophe Fiat (« Ritournelle de Trifouilly-les-Oies »). Tous les moyens sont d’ailleurs bons pour maintenir le galop qui nous rend Nietzsche vivant : outre l’agencement répétitif, le canular, le discours indirect libre, la mise en scène (courte pièce d’après la correspondance avec Paul Rée et Lou von Salomé), la dramatisation (non seulement l’auteur fait parler le foulosophe, mais encore, sur le modèle hugolien de « Thérèse philosophe », il fait intervenir sa compagne Charlotte Rolland)…