[Chronique] Tristan Felix, La poésie vasculaire de Pierre Gondran dit Remoux

[Chronique] Tristan Felix, La poésie vasculaire de Pierre Gondran dit Remoux

octobre 30, 2024
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] Tristan Felix, La poésie vasculaire de Pierre Gondran dit Remoux

Pierre Gondran dit Remoux, Réa, L’éclat poésie poche éd., 2023, 62 pages, 5 €.
Quelques bois, PhB éd, 2024, 108 pages, 10 €.
Banc, Aux cailloux des chemins, 2024, 95 pages, 12 €.

 

Herboriste amateur dans ses bois du Limousin, ingénieur agronome de formation, notre poète est aussi correcteur d’ouvrages médicaux. Sa langue s’est affûtée au contact de ces deux domaines qui, scientifiquement et poétiquement, procèdent par une méticuleuse division des espèces pour une approche restructurante du réel. N’est-ce la tâche infinie de la langue, et plus particulièrement de celle de la poésie ? Celle-ci, faisant feu de tout bois, a fini par se trouver une voie adventive là où l’on ne l’eût peut-être pas attendue. De « morphies » en « métamorphies » selon ses propres termes, le poète fait corps avec le gazeux, le végétal, le minéral, l’animal, presque plus avec l’humain. À force de corrections méticuleuses et savantes, d’ajustements des restes d’un corps tombé d’un sixième étage sur la terre d’un jardin, à force de sutures mélodiques, syntaxiques et calligrammatiques, l’être encore vivant reconquiert le sentiment de soi. Des chutes de sa dépouille, il se taille un nouveau costume. Il s’agira donc, cellule poétique par cellule organique, de se vasculariser vers tout ce qui tend vers soi ses vaisseaux, ses capillaires, de restaurer l’œuvre de soi.

Chronologie d’un rare précipité de découverte : le soir du 8 juin 2024, à la librairie parisienne L’Ours et la Vieille Grille, Pierre Gondran dit Remoux énonce un court poème édité dans le numéro 36 de la revue Dissonances dont le thème est « Fragile » et mon oreille retient : « Tu as creusé dans la forêt une tombe pour tes joies simples ». Le lendemain 9 juin je retrouve ce Pierre dans l’auditorium de la Halle Saint-Pierre, animant parmi d’autres auteurs une table ronde sur l’écriture de la folie. Au sortir de la rencontre, le poète que je ne connais pas, avec discrétion me remet son opuscule Réa que je lis le soir-même. Enthousiaste, j’appelle l’éditeur de PhB, qui me dit qu’il vient de publier Quelques bois, recueil reçu un soir par mail, immédiatement lu – contrat signé dans la foulée vespérale. Je reçois le livre deux jours plus tard, un exploit de la Poste, et le lis dans la même urgence. Comme si venait de se produire un phénomène littéraire organique déclenché par l’urgence que ces deux recueils successifs mettent en mots. Et puis, sans même une pause, le même mois de mai, paraît Banc, Aux Cailloux des chemins. Et l’œuvre continuera de bourgeonner. Une urgence de survie donc, de la terre vers le ciel d’où se produisit la chute évoquée.

Petite précision sur le nom de l’auteur : « dit Remoux, m’écrit-il, est un archaïsme. Un ancêtre « Gontran » s’était fait surnommer « Remoux » au temps où l’on a commencé à fixer les noms de famille. On aurait dû s’appeler « Remoux » mais ce « Gondran dit Remoux » s’est figé dans l’état civil. » Figé. Mouvement tourbillonnaire pourtant d’un moulin ou de remous propices aux mêlements qui redonnent vie. Le poète sera donc dit. Le nom résonne dans l’oreille du lecteur remué par ce qu’il a lu. Lui-même s’incorpore ce qu’il lit.

Sans fausse pudeur, la première page de Réa avertit que les cinquante poèmes cloués, tentent la narration d’une expérience en réanimation sous la forme de rectangles délimitant le lit d’hôpital. Il s’agit bien d’une expérience de la dernière chance, comme il s’en tente dans les hôpitaux. Il faudra dès lors circonscrire au plus juste la forme du poème. Il sera un rectangle sanglé au milieu de la page par le choix de vers justifiés, certains mots subissant de la sorte une rupture de ligament, une cassure d’os, une greffe, soumis à la microchirurgie du verbe, lequel, densifié par trois années d’immobilisation hospitalière, gagne l’essentiel, à l’os. Attention, ces faux calligrammes ne miment pas tant ce dont ils parlent qu’ils ne l’enserrent. Ils n’ont rien d’un esthétisme sublimatoire ni d’une symbolique réparatrice mais, tous découpés selon le même patron, défilent en ordre de bataille, pourrait-on dire, pour mettre en lumière le miracle que les « soignants » de l’hôpital militaire, tous vêtus de la même blouse bleue, quelle que soit leur place dans la hiérarchie, ont accompli. Du Réa I :

on ne se réveil
le pas, simplem
ent on réalise
que le concret
n’a jamais fui […]

au Réa L :

l’étang argenté reflue
lentement

découvrant ses ajoncs qui
cernent mon lit

une renarde maquillée
louvoie, curieuse à mes pieds[…]

les liens se sont desserrés. Il arrive rarement de sentir à ce point la nécessité organique d’une écriture géométriquement justifiée, sans l’once d’un quelconque concept. Réa, abréviation, est aussi, par homophonie, la déesse Rhéa, fille de la Terre et du Ciel, liée aux forces primordiales, capable de sauver de l’engloutissement. Aussi bordera-t-elle chaque jour le demi-mort dans son lit. De fait le poème réifié ici redonne littéralement vie au corps meurtri en train de s’écrire. L’on songe à Joe Bousquet, poète sauvage allongé qui écrit : « La poésie n’est plus un reflet de l’homme : elle a le poids de son être et porte tous les traits de sa destinée ». Poésie performative s’il en est, non pas magique mais organique. Et l’on est à des années-lumière d’une poé-réalité narcissique à la mode.

Quelques Bois propose un nouveau cadastre corporel, tout aussi précis dans sa langue : perception du corps à corps avec les couches qui l’ont brutalement accueilli, ponctuée de gros points de suture, en bas des bonnes pages, suivis en haut du verso de fragments de pratiques forestières en italiques :

« son ombre disloquée par les ornières à sabots avance dans la glaise du chemin potier • le cœur acide de la forêt palpite sous ses plantes des pieds • rouges • vieille femme nue • pas même sorcière

la ligne d’arbre qui veut bien clore la forêt s’expose au vent, se déforme, grince, craque, parfois renonce et livre alors ses frères d’armes – l’effet de lisière se lit sur les troncs combattants

Ce chemin ondulatoire de page en page rythme le flux et le reflux du sang comme de la sève, retourne régulièrement le corps écrit, assurant ainsi les échanges vitaux avec toute matière organique. Fragments, greffes ou lésions, les vers captent visuellement l’infiniment petit pour en extraire le suc vital essentiel à la restauration d’une anatomie atomisée, vidée de sa substance : lignine, humus, sève, neige, résine, sang, eau absorbent le vrai corps fait poème. Dans cet état qui oscille entre perception mystique, rêve et abîme du réel qu’il ne faut pas lâcher, une issue par le vide serait donc possible car la langue trouve comment s’inventer en se nettoyant – sans jamais s’aseptiser – pour laisser proliférer sa propre souche : « pressant de sève ses blessures et ses bourgeons endormis, la souche vivante fait jaillir la cépée ».

Banc, quant à lui, plus souple en continuité syntaxique, plus familier dans son lexique, parfois colère ou à la limite de l’infra-clownesque à la Michaux dans le ton, est une suite de poèmes de cinq strophes par page, comme autant de lattes d’assise qui invoquent – pour s’asseoir dessus parfois ! rien moins que Leibnitz, Ernst, Dubuffet, Deleuze, Artaud, Verne, Bonnier. Le corps, qui pense et se réfère, bataille pourtant pour émerger de soi. L’urgence est ici de sortir de toute conscience, d’éluder la fonction pour se réfugier dans l’errance, la friche, la pliure, de troquer l’aperceptif pour un perceptif primitif, intime, inaliénable :

pour me tenir debout
mes yeux s’ouvrent tant et tant sur ce champ
visuel réduit à un coin de square

qu’ils ne regardent plus mais voient
comme le courant passe dans un câble
pas comme le courant agit une machine à regard

Ne dirait-on un nouvel art de lire ? Il suffira de se planter chaque poème dans la cervelle pour l’y voir prendre puis, le relisant à loisir, capter la floraison de sa très singulière rhétorique tout en heurts, ellipses mais aussi frôlements.

Cette œuvre, à la fois savante, organique et traversée par l’humour, se mesure aux cernes étroits et variables qui enserrent le cœur d’un fût arraché dans la tempête et resurgi de lui-même. Elle nous interroge sur notre capacité à ressentir le monde au centre de notre extinction.

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