Luminitza C. Tigirlas, Gherasim Luca. ZÉros en lucaphonie, éditions du Cygne, peinture de couverture de Doïna Vieru, 154 pages, 16 €, ISBN : 978-2-84924-801-0.
Relativement à Gherasim Luca, les surréalistes historiques font parfois ronfler un moteur et Tzara Dada pousse des cris d’orfraie (d’or frais). Connaît-on dans notre littérature un poète aussi abrupt, un tel Héros-limite ? Peut-être fallait-il (mais Tzara avant lui) transiter en habits juifs par la Roumanie pendant deux ou trois siècles pour doter notre langue – pour doter la langue de ce hoquet, de ce bégaiement, celui de Thelonious Monk.
Luminitza, riche d’un prénom de même intense aloi que celui que Gherasim s’est attribué, a sur ses brisées couru sa vie, à cette nuance près qu’elle exerce un métier, psychanalyste, que née en Moldavie aux confins roumains elle a suivi en France des études de psychopathologie qui l’ont ancrée dans cette profession et la dispensent de finir ses jours de dénuement dans la Seine. Il reste que son essai, sous-titré « Zéros en Lucaphonie » comme on est Héros-limite, est nourri de toute sa vie et de son ascendance, « nous obligeant de le [la] lire quasiment toujours au pied de la lettre. »
« Condamné au supplice d’être écorché par des raisonnements aigus, son personnage procède à l’exacerbation du désenchantement. »
Un cadavre exquis d’époque, mais en partenariat avec de stricts inconnus, par l’intermédiaire d’une amie : celui d’un pur solitaire.
Mais de nombreuses théorisations, de couleur et de langue lacaniennes (le « non-œdipe, principe dorénavant fondateur »), celle-ci de Luminitza, d’autres de Gherasim, n’apportent pas une once d’intelligibilité.
Car que de souffrances, que de gesticulations (ce qui fait un alexandrin sortable) tournées en performances tandis que la pensée est tenaillée sur le chemin de son supplice logique, par exemple dans autres secrets du vide et du plein (« le vide est vide de son vide c’est le plein / le vide rempli de son vide c’est le vide »), en purs alexandrins alliant une démarche exhaustive imperturbablement logique et mathématique dont le quatre temps martèle ses apories jusqu’à l’épuisement sans essoufflement du sujet aussi pur objet que dessaisissant son sujet. Un surréaliste né grand hors temps impose expose son épure tels Malherbe et Ducasse réunis, soudés dessoudés, tandis que toute l’histoire de notre langue, très bûchant de son pas de côté, de son crochet plein est, se convulse et s’astreint. Cela jusqu’à déréliction d’une vie finie sous un pont, et vidée dans la Seine. L’un de nos grands tragiques est ce Héros-limite.
L’allitération, mais traquant le français dans ses sources vives où l’étymologie et le hasard s’épaulent, poussée sans trêve à son comble comme dans la voie lactée à l’encontre de toutes ses sœurs nébuleuses dont le bon Guillaume a ouvert le ban du surréalisme, celui que ferme Gherasim. Toute la musicalité paradoxale de notre langue rompue, rappelée dans une profération forcenée, un solo de batterie qui exsude Sade.
Un qui a fui les Soviets s’emparant de son pays natal pour, planqué en Israël dans un bris d’éclats de roche de cette maison de verre communautaire aussi peu bretonnante que possible, y échapper au service militaire, est ce Héros-limite de la littérature à l’état pur le plus complexe, lequel rose a vécu ce que vivent les fleurs de rhétorique, une longue vie descellée.
La poésie guérisseuse, au prix d’une vie. En regard, une pratique thérapeutique.
© Photo en arrière-plan : Gherasim Luca, Cubophonie.