La couverture récente des marchés de l’assurance a mis en évidence l’implication du secteur dans ce que l’on appelle la « boucle infernale des risques climatiques » : les risques climatiques imminents et les catastrophes plus graves augmentent le prix de l’assurance pour les actifs immobiliers et d’infrastructure, exacerbant la vulnérabilité de leurs propriétaires aux catastrophes futures et alimentant des prix d’assurance plus élevés à l’avenir, voire le retrait total de la couverture d’assurance.
La hausse des prix de l’assurance et la menace crédible d’un désinvestissement des assureurs des zones à haut risque vont limiter les investissements dans les logements et les entreprises des communautés vulnérables. Pourtant, de plus en plus de personnes s’installent dans des zones à haut risque, et certains politiciens craignent des réactions négatives s’ils laissent les compagnies d’assurance refuser de couvrir ces communautés. En réponse, les dirigeants des États de Californie et de Floride ont cherché à empêcher le désinvestissement en ordonnant à leurs commissaires aux assurances d’ajuster la réglementation des prix, d’encourager la concurrence sur les marchés de l’assurance ou de réduire les risques des assureurs en imposant des frais de risque de catastrophe à tous les acheteurs d’assurance, quel que soit le risque.
Les investisseurs privés, quant à eux, estiment que le secteur des assurances devrait suivre les signaux de prix : si les entreprises peuvent identifier les risques climatiques auxquels un actif pourrait être confronté, et si les investisseurs intègrent ces risques dans les coûts de construction et d’entretien, alors les acteurs du marché investiront prudemment.
Nous pouvons soutenir que l’assurance est un outil financier tout à fait inadéquat pour faire face aux conséquences du changement climatique. L’amélioration des marchés de l’assurance ne contribue guère à remédier au fait que les principaux « facteurs » à l’origine de la « boucle infernale du risque climatique » résident dans la conception des marchés financiers, qui sont structurés de manière à détourner les investissements des communautés vulnérables au moment où elles en ont le plus besoin.
Lacunes en matière de couverture
Les compagnies d’assurance profitent de la différence entre le montant que les clients paient pour se protéger contre les pertes et le montant qu’ils versent en cas de quelques pertes. Le changement climatique réduit cette marge de manœuvre : tout le monde est confronté à un ensemble similaire de catastrophes possibles, dont les risques augmentent chaque année. En outre, en soutenant les actifs liés aux combustibles fossiles, les compagnies d’assurance aggravent cette tendance. Les assureurs ont commencé à payer cher pour des catastrophes de plus en plus fréquentes.
A considérer le cas des Etats-Unis, les pertes assurées liées aux catastrophes naturelles avoisinent désormais les 100 milliards de dollars par an, contre 4,6 milliards en 2000. En conséquence, le propriétaire moyen a vu ses primes augmenter de 21 % depuis 2015. Sans surprise, les États les plus susceptibles d’être touchés par des catastrophes, comme le Texas et la Floride, ont des tarifs d’assurance parmi les plus élevés. Cela signifie que de plus en plus de personnes renoncent à leur couverture, ce qui les rend d’autant vulnérables et fait grimper les prix à mesure que le nombre de personnes payant des primes et partageant les risques diminue.
Les assureurs achètent généralement des assurances pour eux-mêmes auprès de sociétés de réassurance multinationales, qui peuvent répartir les risques géographiquement. Mais, ce cercle vicieux augmente également les tarifs des réassureurs. Les réassureurs du monde entier ont augmenté les prix des assureurs de biens de 37 % en 2023, ce qui a contribué au retrait des compagnies d’assurance des États à risque comme la Californie et la Floride.
Il en résulte un « déficit de couverture » massif dans les zones exposées aux catastrophes. Selon la société d’analyse des risques climatiques, moins de 10 % des risques d’inondation dans les résidences unifamiliales aux États-Unis sont assurés par le « National Flood Insurance Program », une police d’assurance contre les inondations soutenue par le gouvernement fédéral. À l’exception des zones de recensement où le risque d’inondation est le plus élevé, un système binaire de désignation des risques d’inondation « entrants ou sortants » finit par exclure la plupart des ménages à faibles revenus de l’accès à cette aide fédérale. Le déficit de couverture à l’échelle nationale a fait que les pertes non assurées dues aux catastrophes éclipsent systématiquement les pertes assurées.
Les marchés de l’assurance illustrent ainsi la nature corrélée et aggravante des risques climatiques. À mesure que les émissions de carbone continuent de s’accumuler, davantage de personnes sont exposées au risque de catastrophe climatique, tandis que les dommages causés par ces catastrophes s’intensifient. La vulnérabilité entraînera un désinvestissement, qui à son tour exacerbe la vulnérabilité. Les communautés du monde entier qui ont été rendues vulnérables par les processus d’industrialisation « racialisés » et exploiteurs sont les premières et les plus touchées. Ajuster les marchés de l’assurance ne résoudra pas leurs véritables problèmes : nous devons combler les « trous béants » du système financier lui-même.
La boucle infernale du risque climatique
Dans ce modèle de la « boucle infernale » du risque climatique, les marchés de l’assurance renforcent la vulnérabilité des communautés aux chocs climatiques en augmentant le coût des investissements dans la résilience. L’augmentation des émissions accroît le risque de catastrophes climatiques, auxquelles les communautés sont plus vulnérables financièrement. Moins résilientes, elles sont confrontées à un marché de l’assurance plus coûteux, qui éloigne les investissements en capital et diminue encore la résilience, ce qui rend les perturbations climatiques plus désastreuses.
Les marchés de l’assurance ne sont cependant qu’une composante subordonnée d’une structure économique profondément inégalitaire. Le pivot de cette boucle de rétroaction est le marché des capitaux qui, tel qu’il est actuellement constitué, affecte les investissements des communautés dont la résilience tend à diminuer vers des actifs liés aux combustibles fossiles qui font grimper les émissions.
Cela est vrai à l’échelle locale comme mondiale. Les villes américaines et les marchés émergents sont confrontés à des pénuries de liquidités fondamentalement similaires, en raison de la discipline des investisseurs privés sur les marchés obligataires, des cycles de politique monétaire américaine et, en aval, de la pression politique pour maintenir des budgets équilibrés ou autrement « responsables ». Le fait que les villes américaines et les marchés émergents soient en première ligne de la crise climatique n’arrange rien. En l’absence de sources de liquidités plus accommodantes que les marchés de la dette publique et municipale, les gouvernements de ces pays pourraient faire faillite. Aux États-Unis du moins – si l’on en croit l’histoire de New York, de Washington DC et de Porto Rico – cela pourrait conduire à une forme de gouvernance par « un conseil de contrôle ».
Dans l’état actuel des marchés financiers, il n’est pas nécessaire que des catastrophes climatiques se produisent pour que les collectivités soient confrontées à des pénuries de liquidités, tandis que celles qui en subiront seront certainement plus mal loties en cas de catastrophe climatique. Les marchés de l’assurance sont intégrés aux marchés de capitaux qui fournissent des liquidités aux gouvernements et aux investisseurs. Le problème le plus profond est la conception de ces marchés de capitaux, et non celle d’une police d’assurance individuelle contre les inondations.
Le signal de prix
Les investisseurs et les hommes d’affaires ne parlent pas de réforme des marchés financiers. Au contraire, beaucoup se concentrent sur l’amélioration de l’information des acteurs du marché sur les risques climatiques, dans l’espoir que de meilleurs signaux de prix puissent favoriser la « décarbonisation ». Par exemple, en septembre, lors de la « Climate and Capital Conference », organisée par la Bourse de New York, l’idée de défendre des signaux de prix à invoquer l’autorité déconcertante de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage automatique pour prétendre qu’ils pourraient transformer les ensembles de données environnementales les plus complexes en indicateurs financiers quantifiables était assez largement partagée.
Cette confiance a poussé les sociétés financières à investir massivement dans la modélisation des risques climatiques. En soi, la modélisation des risques permet aux acteurs du marché d’évaluer la « vulnérabilité » afin que les acteurs puissent déplacer et investir leur argent dans des espaces dits moins vulnérables et des actifs moins risqués. Dans une certaine mesure, ces modèles aident les assureurs à comprendre les risques auxquels ils sont confrontés ; les recherches sur les lacunes de couverture des inondations, par exemple, sont à la fois nécessaires et utiles.
Mais, comme l’ont montré nombre de travaux, s’appuyer sur cette stratégie ne promet qu’une précision trompeuse. En d’autres termes, la complexité de notre biosphère défie les efforts des financiers pour transformer l’incertitude fondamentale en risque probabiliste mesurable au niveau des actifs individuels. S’appuyer totalement sur ces mesures met en danger des vies et des communautés. Ce qu’il faut plutôt, c’est une vision alternative de l’investissement et de la protection des logements, des entreprises, des infrastructures et des communautés. À quoi cela pourrait-il ressembler ?
Les gouvernements et les décideurs politiques des États ont certes raison d’encourager les compagnies d’assurance à mieux gérer les risques ou d’exiger que les services soient fournis de manière équitable et abordable, mais les marchés de l’assurance sont, à la base, conçus pour répartir les risques, et non les atténuer. La seule façon d’empêcher les marchés de l’assurance de s’effondrer est d’investir dans la réduction des risques.
Des visions alternatives
Le refus des investisseurs privés d’apporter des liquidités aux actifs et aux gouvernements des régions les plus risquées va exacerber leur vulnérabilité aux catastrophes climatiques. Leur désinvestissement structurel – et leur volonté d’atteindre un niveau de précision dans leurs investissements qui n’existe pas – est ce qui maintient la boucle infernale. Nous manquons d’une architecture d’investissement mondiale qui soit fiable pour les dépenses consacrées aux priorités sociales et environnementales. Changer la façon dont les marchés financiers allouent les investissements, et nous pourrons inverser la « boucle infernale » du risque climatique.
Les investissements dans la réduction des émissions et la résilience des communautés réduisent le risque croissant de catastrophes climatiques, et cette dernière, au moins, rend les communautés moins vulnérables. Le secteur privé étant incapable d’allouer suffisamment d’investissements à ces priorités, nous devrions nous tourner vers un programme d’investissement public et de transition juste piloté par l’État. Un tel programme doit se concentrer à la fois sur les institutions et les politiques financières qui assouplissent les contraintes de liquidité sur les investissements dans les communautés rendues vulnérables par le système financier. Cela signifie abandonner les mesures d’austérité qui, avec la baisse des investissements publics, ont donné du pouvoir aux acteurs de droite, fermement opposés à la « justice climatique ». L’État doit également empêcher Wall Street de discipliner le secteur public – des institutions comme une Autorité nationale d’investissement pourrait protéger les investissements nécessaires, transformant la dette publique en actifs sûrs où les capitaux privés pourraient être placés. Pour mener à bien cette transformation économique, les décideurs politiques et les organisateurs doivent « re-politiser » la politique financière comme l’un des principaux problèmes de justice distributive de notre époque.
En tant qu’acheteurs majeurs d’obligations municipales et souveraines, les compagnies d’assurance financent des investissements dans les collectivités qu’elles assurent. Cette symbiose implique que les marchés de l’assurance et les gouvernements peuvent se soutenir mutuellement plutôt que de se nuire, comme ils menacent de le faire aujourd’hui. Elle nous rappelle également qu’il faut considérer l’assurance comme un facteur secondaire de stress financier pour les collectivités, compte tenu des ravages que les catastrophes climatiques peuvent causer sur les marchés obligataires dans leur ensemble. L’augmentation des risques de faillite due à l’augmentation des dépenses d’aide potentielle et à la diminution de l’assiette fiscale obligera les gouvernements en exercice à payer des taux de coupon obligataires plus élevés et à épargner davantage pour le service de la dette, ce qui limitera considérablement la marge de manœuvre budgétaire locale. Des mesures de risque climatique faussement précises pourraient également aggraver ou améliorer arbitrairement ces dynamiques. Ces problèmes ne sont pas créés par les marchés de l’assurance, mais plutôt « endémiques » au système financier.
Même si un programme massif d’investissement public dans la résilience pourrait éliminer la vulnérabilité des communautés face aux catastrophes climatiques, le « stock mondial » d’émissions de carbone est déjà si élevé que les investissements dans la réduction des émissions pourraient ne pas réduire le risque de catastrophes climatiques avant un certain temps. Notre « boucle infernale » de risques climatiques se poursuivra même si les décideurs politiques consacrent des investissements substantiels à la réduction des émissions.
La persistance probable de cette « boucle de rétroaction » soulève la question suivante : que se passerait-il si certaines localités étaient tout simplement trop exposées aux catastrophes pour justifier des investissements coûteux en matière de résilience ? Même si des investissements importants dans la réduction des émissions et les infrastructures de résilience peuvent ralentir de manière significative le rythme de l’augmentation des catastrophes climatiques, les décideurs politiques devront peut-être sérieusement envisager de planifier des retraits et des migrations encadrés depuis les régions à haut risque, ainsi que les conséquences politiques de leur mise en œuvre.
Même le programme d’investissement vert le plus transformateur mené par l’État ne peut garantir la résilience climatique dans toutes les régions. Pourtant, il est important de veiller à ce que les investissements dans la « décarbonation » soient réalisés en premier lieu, en particulier dans les zones à haut risque. Pour parvenir véritablement à la résilience dans ce siècle fort incertain, il faut commencer par allouer aux communautés les moyens d’agir grâce à un système financier qui ne joue plus contre elles. Rompre la « boucle infernale » du risque climatique est la meilleure assurance catastrophe que de nouveaux modes de financements peuvent permettre.
Sébastien Ecorce, professeur de neurobiologie (Pitié-Salpêtrière, Icm),
co-responsable de la plateforme de financements de projets.
André Orléan, directeur de recherche Cnrs, économie, (Polytechnique, PSE)