[Chronique] François Crosnier, Un silence audible (à propos de Benoît Conort, Le cri du lézard)

février 28, 2025
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[Chronique] François Crosnier, Un silence audible (à propos de Benoît Conort, Le cri du lézard)

Benoît Conort, Le cri du lézard, Champ Vallon, janvier 2025, 95 pages, 15 €, ISBN : 979-10-267-1340-1.

 

… la présence en la vision d’une chambre du temps
où le mystérieux ameublement arrête un vague frémissement de pensée …

                                          Mallarmé, Igitur

 

Le « mystérieux ameublement » dont il est question dans Igitur prend dans Le Cri du lézard la forme prosaïque d’une simple table posée contre le mur, d’une taille similaire à celle d’une table de salle de classe et sur laquelle sont disposés des livres sur la poésie et le deuil. On reconnaît ici la double postulation de Benoît Conort, qui nous donne dans son nouveau livre, accordant la lecture au lecteur, accès à la traversée d’une douleur intime.

Comme chez Dante, dont deux citations encadrent cette traversée, tout commence dans la forêt, lieu où se lient solitude de l’auteur, présence de la mort et désir d’écriture :

parfois j’aimerais bien écrire
le cri du lézard
ce qui m’obsède
dans le cri du lézard c’est qu’on ne l’entend pas
il crie son désespoir mais nul ne l’entend
et quand il sera mort qu’il aura disparu
nul encore ne l’aura entendu

« Un cri qui ne crie pas », « un cri de silence », comment l’écrire ?

L’œuvre en réponse à cette interrogation se construit par un retour sur les choses et les êtres perdus, contemplation qui donne au livre sa structure « narrative » en quatre temps, même si présent et passé sont parfois indiscernables :

combler l’espace
les blancs de la page
des vies de ce qui
manque à la fois présent
combler les trous
ce qui a disparu du passé
du présent contempler
devant
le défaut de vision
telle place ou telle plage
quels personnages
et la ville d’errances
ce sont des rues des lieux
divers ordinaires

L’inerte (« Choses ») et le vivant sont de manière égale placés sous le signe de la catastrophe. La douleur irrigue les souvenirs de la maison à laquelle il fallut renoncer, de la ville de l’enfance, ville mentale où la joie s’est mêlée à la mort :

je me souviens du kiosque
de l’hôpital de ces heures passées à guetter
sur un écran aux formes vertes l’effort d’yeux presqu’aveugles
affaire histoire d’enfant quel intérêt aujourd’hui pourra porter sur cela

Quelque chose est arrivé, dont on ne saura rien sinon la présence d’un corps mis en terre, l’évocation d’un corps pendu, et le noir qui emporte tout. Les mots disent le cœur ouvert à tous les vents et le détachement de soi-même. La phrase se défait :

dire et je balbutie (…)
des voix parfois
au hachoir soumises
bousculent leurs phrases
syntaxe corrompue
et la mâchoire
tendue en un rictus
ne livre plus qu’une bouillie
de syllabes inabouties

Pourtant, dans cet inaudible,

Un objet          opaque

Peut-être                     apparaît

La deuxième grande étape de la traversée a lieu Chambre 111, chambre carrelée qu’on devine d’hôpital (L’inconfort est le principe du lieu), dans laquelle le sujet objectivé par le passage de la première à la troisième personne est en proie à ses cauchemars, à la violence des réminiscences et à la culpabilité. Méduse murmure à son oreille une phrase qui subit chaotiquement des permutations de mots au fur et à mesure que le temps s’écoule entre les murs.

La nature qui l’entoure et qu’il découvre dans ses promenades brèves est également marquée par la désespérance de celui qui n’ira pas plus loin :

Il ne sait plus de quelle histoire il est issu il voit
Ou croit voir des figures elles se dissolvent en
S’approchant il a beau se
Retourner rien ne dessine vraiment
Un contour une fable presque
De la poussière

C’est par une récapitulation de l’histoire de la terre que commence le troisième temps, « Où vont les oiseaux quand ils s’envolent ». Au mallarméen Pli contre pli soulèvement / énorme de roches en fusion succèdent des couches de temps qui se comptent en millénaires, avant que les oiseaux puissent prendre leur vol. Le mouvement du texte est celui d’un retour au sentiment d’existence qui se traduit par une parole apaisée laissant percevoir la possibilité de l’écriture :

Je n’écrirai plus que des phrases très simples des mots
si doux qu’à peine on les entend
j’écouterai la source je percevrai jusqu’au
chant des oiseaux
je vous assure que j’ai compris
je resterai là dans le soleil
je verrai la lumière
gagner au loin le mur

« Longtemps après » marque la fin de la traversée et le retour à la terre ferme qui entoure celui qui vient de crier Corps corps corps, sorti de l’Enfer et se retrouvant « dehors, face aux étoiles ».

Composition très savante dont la richesse est loin d’être épuisée par la présente chronique, qui n’a pour objet que d’inciter à la découvrir par soi-même, Le Cri du lézard dit beaucoup de cet objet opaque qu’est l’écriture poétique. La difficulté ne vient pas du défaut de mots, mais

d’engendrer ce silence écrire dans le silence faire du silence la demeure

Même muni d’une Table d’orientation, le lecteur doit accepter que cette opacité soit partagée par l’auteur :

Non vraiment moi-même je ne comprends plus
ce qui s’écrit là

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librCritique

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