Lettre à Pierre Vinclair au sujet de La Forme du reste
Paimpont, le 4 mars 2025
Cher Pierre,
C’est fenêtre grand ouverte sur la forêt à l’heure où la nuit cède la place au jour pour la plus grande joie de la gent ailée qui ne manque pas de le faire savoir que je commence la rédaction de cette deuxième lettre à toi adressée1 et dont j’aimerais qu’elle exprime au mieux la grande délectation qui fut la mienne à la lecture de ton livre. J’ai un peu tardé à le lire, car dès que je l’ai reçu, je l’ai feuilleté et de suite j’ai su que hautement j’allais l’apprécier, or, j’ai la manie de repousser la lecture de livres dont je sais qu’ils ne seront pas qu’un seul plaisir passager et qu’ils auront un impact profond sur ma réflexion du poème et de l’écriture, au point où je me suis demandé si je parviendrai à le lire un jour puisque plusieurs fois j’en ai commencé la lecture et à chaque fois l’ai de suite stoppée en m’enjoignant d’attendre encore pour entretenir (et impatienter) le désir très difficilement répressible de lire. Alors je me suis donné l’objectif de t’adresser une deuxième lettre pour cesser ce jeu quelque peu tordu.
Tu ne seras donc pas surpris d’apprendre que ton livre, je me suis dépêché de le lire lentement.
Le lecteur assidu de ton travail ne manquera pas de remarquer combien la poésie (poèmes, essais, traductions, édition, revue) est le centre de ta vie et de ta pensée ; d’une pensée continue, inépuisable, forant dans un quotidien familial et domestique sinon social tout ce qui sera propice à alimenter ta réflexion méta-poétique et, conséquemment, le poème. Il n’est donc point surprenant que La Forme du reste s’appuie sur le genre journal pour déplier cette incessante et journalière agitation intérieure que sont le poème-et-sa-forme et le poème-in-progress puisque l’ensemble de ton œuvre est un journal ouvert et infini. Le même lecteur assidu aura mêmement remarqué que dans tes ouvrages, tu expérimentes des formes variées du poème. Tu ouvres La Forme du reste sur des séries de distiques aux longs vers multipliés par 7 par page (sonnant sonnets mais que tu sembles hésiter à désigner comme tels, lui préférant souventes fois la désignation « quatorzain »), datés en marge, ayant quelquefois plusieurs dates sur la même page et dans le même sonnet, le (pseudo)sonnet s’écrivant donc sur plusieurs jours en suivant le fil de la vie ; ce faisant, tu plantes le décor quotidien comme base de ta réflexion et puits de pensées. Songeant au titre d’un livre de Gil Jouanard emprunté à un vers de Jean Follain, Tout fait événement2, et au fait que tu viens de découvrir ce livre dans un carton de livres Fata Morgana chez un bouquiniste, tu passes la vitesse et réfléchis « en changeant//de file pour doubler un camion de bouffe pour chats/dans les bouchons poussifs entre Milan et Vérone », tu réfléchis à ces épiphaniques événements qui font frémir l’idée du poème et le poème ensuite (heureusement pour la poésie contemporaine, il n’est pas encore interdit de réfléchir en conduisant). Alors tu notes, en écho à Jouanard et à Follain : « Comment faire si tout ce qui nous arrive, chaque jour, est important ? Ou, du moins, si au moment où il arrive, l’événement est encore trop vert, trop jeune pour que l’on puisse reconnaître toute sa portée ? » Quel est « l’événement véritable » dans un monde saturé d’événements historiques ? N’est-ce pas le poème qui crée l’événement ? Le poème, qui est événement ? Tu vis sur impératifs et (auto)injonction : « écrire, non noter ce qui se passe même lorsque rien/ne se passe, vraiment, écrire ; quelque chose se passe » ; écrire est et fait événement. Ce qu’on goûte délicieusement en te lisant, c’est que jamais curiosité de connaître et savoir ne se lassent, et que toujours le souci tu as de transmettre cette infinie curiosité. Tu aimes partager « le plaisir pris,/gloutonnement, à se mêler de toutes les formes du monde ».
Le lecteur assidu de tes livres sait aussi que tu tisses une grande toile intertextuelle et dialogique avec de nombreux auteurs et de nombreux textes, et que l’innutrition est la base de ton énergie d’écriture. Ce faisant, tu crées une vaste bibliothèque intertextuelle. L’alternance vers/prose dans un échange réflexif constant a probablement pour source le livre génial de William Carlos Williams, Spring and all (Le Printemps et le reste)3 (que tu évoques, mais brièvement). Si la forme est très proche, la réflexion s’en distingue. Le poète américain prône l’imagination (« c’est l’imagination qui porte le réel ») ; ce n’est pas ton approche : toi, c’est le réel, le réel, toujours le réel, même s’il est insaisissable, informe et incadrable : le poème se trouve quelque part entre les gargouillis du frigo et le ronron de l’ampli de la chaîne hi-fi. (Je ne sache pas que l’imagination soit ton credo poétique.) Néanmoins, je pense que tu as adopté sa ligne de conduite : « L’invention de formes nouvelles pour incarner cette réalité de l’art, cela même qui est l’art, doit occuper tous les esprits sérieux concernés ». Paradoxalement, ta prose méta-poétique se situerait du côté de l’inspiration (« J’ai eu l’inspiration de la présente prose »), et tes vers, du côté de l’improvisation, puisque « se déployant à partir de ce que l’on pourrait appeler une commande formelle » (WC Williams a également écrit des improvisations – Korè aux enfers). Comme lui, tu recours à la peinture pour étayer ta pensée du poème conditionné à la forme : « Le poème s’accomplit dans le cadrage ». La question est : la forme ne précède-t-elle pas son contenu ? C’est un vieux débat, un vieux débat sans réponse, ce qui le fait passionnant. Pour poursuivre le parallèle : la peinture ne s’exécute pas sans une toile qui la cadre, idem pour le poème, qui ne s’exécute pas sans une forme préalablement choisie (« le contenu a besoin de la forme pour se produire,/se relancer »). Tu es de ceux qui considèrent que le vers libre n’est pas autre chose que de la prose coupée, parce que « La poésie, pour sa part, s’improvise en réponse à la commande formelle. »
Comme en lisant James Sacré, chez qui est omniprésente la pensée du poème dans le poème-même, et avec lequel je te trouve des affinités (à la différence que son méta-poétisme est plus flottant que le tien), on a le sentiment d’une proximité réflexive en cela où le lecteur est inclus dans le cheminement rythmique de la pensée. Métaphoriquement, je dirais que tu marches à côté du lecteur.
Ta démarche va à l’encontre de celle d’un Jean Tortel, affirmant dans Progressions en vue de : « Accompagner le poème d’un commentaire ? Ce serait l’enrober dans ce dernier et sans doute le faire absorber par lui » (Maeght Editeur, 1991). Soit. WC Williams aima gloser ses improvisations. « En revanche, on peut faire de la théorie un combustible », toi tu dis. Le poème est, en quelque sorte, l’épiphanie que provoque un récit intérieur, un récit-pensée, un récit que tu captes et fixes sur le papier. Ce récit est le combustible qui allume le poème. Il y a, que ce soit dans ta prose ou dans ton vers, une formidable énergie calme.
Voilà, c’est un livre qui tente de cerner le mystère de la création poétique, ce qui paraît bien pompeux dit comme ça, mais qui part du principe que même le mystère n’a pas de mystères, qu’il s’origine bien quelque part, et c’est ce qu’inlassablement tu traques et notes. De mon point de vue, agissant de cette manière, tu augmentes le mystère, car ton investigation reste in-finie et irrésolue.
1 Une (première) « Lettre à Pierre Vinclair » fut publiée le 19 novembre 2021 sur Poezibao.
2 Gil Jouanard, Tout fait événement, Fata Morgana, 1998 ; titre emprunté au poème de Jean Follain suivant :
Tout fait événement
pour qui sait frémir
la goutte qui tombe
portant les reflets
de granges et d’étables
le son d’une épingle
tombant sur un marbre
le lait qui bout
à la fin des jours
les moments qui traînent
en de pâles séjours
quand s’endort la femme.
In D’après tout, Gallimard, 1967.
3 William Carlos Williams, Spring and all, Richard McAlmon’s Contact Publishing Co, 1923 ; traduit par Valérie Rouzeau, Le Printemps et le reste, éd. Unes, 2010, 2021.
Pierre Vinclair, La Forme du reste, Lurlure, décembre 2024, 224 pages, 21 €, ISBN : 979-10-95997-64-1.