[Texte] Patrick Beurard-Valdoye, ÇA SUIT SON COURS (extrait de REMONTANT LES AIGUILLES DU TEMPS VERS L’AVANT)

[Texte] Patrick Beurard-Valdoye, ÇA SUIT SON COURS (extrait de REMONTANT LES AIGUILLES DU TEMPS VERS L’AVANT)

juin 11, 2025
in Category: Création, UNE
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[Texte] Patrick Beurard-Valdoye, ÇA SUIT SON COURS (extrait de REMONTANT LES AIGUILLES DU TEMPS VERS L’AVANT)

Un des premiers Tableaux Merz comprend une découpe en carton d’horloge avec aiguille, flottant parmi les nombres. Le monde des montres, horloges et rouages irrigue en effet les œuvres de Kurt Schwitters.

Le mot Uhr (montre ; horloge ; heure) est fréquent dans ses poèmes : « Am Turm kochen die Uhren (sur la tour les horloges cuisent) » ; ou bien : « O wenn ich die Uhr rädern könnte ! (Ô si je pouvais faire tourner l’heure !). » Par lui le verbe « uhren » (heurer) vit le jour.

L’artiste exilé depuis 1937, devenu apatride, était très attaché à sa montre à gousset emportée de sa ville Hanovre. Au Lake District, le 2 juin 1946, alors qu’il peignait le paysage depuis une barque – à proximité de l’ancienne maison de William Wordsworth – il sursauta suite à un claquement sec juste à côté de lui. Un cygne venait d’engloutir sa montre déposée sur le siège. Il n’a pas éternué. Le bruit ressemblait plutôt à de la suffocation. Et l’animal s’éloigna d’un air hautain.

Ça sonnait bien en bouche : The Swan swallows the Watch.

Désarmé, Schwitters se plaignit au Lakes Urban Council et à la gendarmerie. Le quotidien Lancashire Daily Post relata crûment les faits par trois fois. « Deux cygnes qui nichaient au bord du lac, ont nagé silencieusement le long du rivage, et l’un d’eux arracha la montre sur le siège, puis disparut dans un sifflement dramatique. » Jusqu’ici localement méconnu, l’artiste victime de l’oiseau devint la star de trois jours.

Le chroniqueur aurait certes perdu bien du crédit – voire son emploi – s’il avait ajouté que le glouton volatile avait cru reconnaître dans l’air chanté par Kurt à tue-tête, un lied schubertien du Chant du Cygne, par exemple :

          Ô jolie fille pêcheuse / Amarre ta barque au rivage / Viens t’asseoir près de moi / Faisons-nous du bien main dans la main

ou bien l’impressionnant :

          Toi Doppelgänger mon pâle compagnon ! / Qu’as-tu à imiter mon chagrin d’amour ?

Car certains prétendent que les journalistes « brodent ». C’est surtout afin de rendre davantage plausibles les événements. En l’occurrence, on peut faire ici confiance au journaliste. En effet, dans une lettre à son ami Spengemann – l’éditeur d’Anna Blume – Kurt Schwitters écrit qu’il était dans une barque sur le Grasmere Lake, « un petit lac idyllique avec des cygnes, comme le Lac des cygnes de Tchaïkovski ». Il n’était donc question ni de Schubert ni de Heine.

L’affaire ne s’arrêta pas là. Si le cygne avait pris le temps, pour autant ne le rendait-il pas.

Suite à la plainte, les autorités avaient posté le gendarme Tom Rae pour surveiller le nid du couple, « au cas où le cygne restituerait la montre de 5 livres volée la veille ». Et le problème, c’est que le cygne était intouchable. Comme l’expliquait le quotidien, « tout cygne blanc nageant à ciel ouvert ou dans une rivière est la propriété de la couronne. » On ne pouvait rien y faire.

Encore fallait-il s’assurer que l’animal ne souffrait pas des suites de l’absorption malencontreuse. L’agent Tom Rae y veillait aussi. D’après le médecin de Schwitters, il y avait danger si la montre entrait dans l’appendice. Sinon, à part le verre, elle serait digérée. Le bon docteur compatissant offrit sa montre à Schwitters, qui avait bien des soucis de santé. Et l’artiste lui fit son portrait.

Or « Monsieur Merz » avait inventé toute cette histoire. Ce n’était pourtant pas une farce. S’il n’était pas peu fier des trois articles, c’est qu’il s’agissait de la version performative – validée par la vérité de l’information – d’un de ses nombreux récits fabuleux et métaphysiques. Car tout de même : un cygne venu voler du temps, pour l’avaler devant cette petite île paradisiaque, c’était une idée digne des poèmes de Heine. Cette fable journalistique faisait converger deux réalités – celle de la police et celle de la littérature – associant l’archétype du faux pas transgressif, sa mise en évidence, et la recherche d’un coupable avec rédemption à la clef. Précisément, Schwitters bâtit son récit sans faute caractérisée. La conséquence était le non-lieu.

Simultanément, il imagina une machine hydraulique à remonter le temps. Il écrivit au même Spengenmann que d’ici à ce qu’ils se revoient, il passera encore beaucoup d’eau dans la Leine. Il demanda du coup si la rivière de Hanovre existait encore, ou si elle avait été anéantie, et si le canal entre la Leine et l’Ihme coulait toujours, « Ou bien coule-t-il maintenant en sens inverse ? » interrogea Schwitters.

C’était un canal rapide tristement réputé avant la guerre, car les amoureux malheureux y mettaient fin à leurs jours. On appelait cet endroit l’allée des Soupirs.

Et comme plus rien ne devait être pareil après la guerre, l’idée lui vint d’écrire au maire de Hanovre pour suggérer d’inverser le cours de l’eau du canal. Dans un premier temps Kurt rédigea un conte où il en tirait les conséquences heureuses. Les cadavres des noyés charriés vers le haut pourraient rentrer joyeusement dans la vie. « Le conseil municipal trouva cela logique et le sens du canal rapide fut inversé ». Un triomphe technologique. Ainsi Hanovre symbolisait-elle la renaissance.

Or les noyés ressuscités retrouvaient leur aimée dans les bras d’un autre, cela faisait désordre. Si bien que la municipalité décida d’assécher le canal.

Cette remontée spectaculaire du courant de la vie des suicidés fait également l’objet d’une étonnante nouvelle d’Elsa Triolet, parue en 1944, reprise en fin 1945. Conte de genre grotesque chez Kurt ; mythe burlesque chez Elsa. L’un et l’autre ont été témoins de suicides durant la guerre. Schwitters dans une scierie – un texte en rend compte – aux Lofoten. Elsa écrit même à sa sœur Lili, le premier février 1945, que s’il n’y avait pas eu l’écriture, elle se serait sans doute donné la mort. L’autolyse rodait aux parages des sœurs Kagan depuis Moscou.

« La baronne Mélanie d’Aubrey se retourna dans sa tombe comme elle put, cogna du nez contre le couvercle du cercueil […] et finalement joua de l’épaule : le couvercle se souleva un peu … » L’auteure s’est-elle souvenue de la dernière lettre de Marina Tsvetaïeva, qu’elle connaissait – et traduisit – : « Ne m’enterrez pas vivante. Vérifiez bien. » ?

Elsa et Kurt sont hantés par le temps de vie qui leur fut volé durant la guerre. Ce retour-né – comme retour vers la naissance – permettrait de repartir du bon pied. Reprenant à contretemps le fil de sa vie, Mélanie vise « le commencement de la guerre, qui pour elle serait la fin de la guerre. »

Et : « Elle ne respira que le jour de la déclaration de guerre, en septembre 39. Enfin ! C’était enfin fini ! »

 

Extrait de REMONTANT LES AIGUILLES DU TEMPS VERS L’AVANT (à paraître)

Bandeau : extrait du portrait du docteur Merz par Kurt Schwitters.
L’image du cygne avaleur de montre à gousset est une création générée par IA.

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2 comments

  1. blaine
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    ça m’arriva dans les sources du Verdon
    où, nu, je me baignais
    mes lunettes posées sur un beau Richer blanc
    une corneille l’emporta

    mes petits fils Joseph, Emile et Théodore peuvent en témoigner

  2. Micha Venaille
    Reply

    Fascinant. Je le relirai. Et lirai le livre. Bien plus que de l’inventivité imaginaire.

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