[Chronique] DARIUS, COUCOU DE LA MAIN, PAR PIERRE GONDRAN DIT REMOUX

[Chronique] DARIUS, COUCOU DE LA MAIN, PAR PIERRE GONDRAN DIT REMOUX

juillet 14, 2025
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] DARIUS, COUCOU DE LA MAIN, PAR PIERRE GONDRAN DIT REMOUX

Darius, Coucou de la main, Éditions du C’EST MOI QUI L’AI FAIT (ahaha), avril 2025, 90 pages, prix libre (3 € minimum).⌊Le livre peut se trouver dans les librairies parisiennes Les Mots à la Bouche et La Régulière, et sur Instagram auprès de l’autrice : @d.ouix.⌋

Dans ce recueil à l’écriture d’une grande inventivité, darius donne à penser deux thèmes majeurs qui ont été abordés de mille façons au cours de l’histoire littéraire mais dont le questionnement, pour chaque nouvelle génération, s’avère toujours aussi aigu. Comment faire de la poésie une histoire collective ? Comment transcrire la complexité de l’aventure quotidienne des corps dans le langage verbal ?

dire oui c’est
faire vivre des morceaux de corps des autres en nous
brûler en disjointures en parcellaire
je
parle
nous

 

Dyssymphonie

Coucou de la main fédère plusieurs plumes amies (Monia Aljalis, Jahz Armando, Mélina Besic, Cléa Bonnard, Héloïse Brézillon, Adeline Duong, Laurène Gautier, Margaux Lallemant, Lou Rappeneau, Camille Ruiz, Alexia Vergès) pour une œuvre au sein de laquelle darius n’est pas coordinatrice totipotente, chorégraphe autoritaire, mais simple membre de cette troupe, dont les textes s’entremêlent comme autant de solos d’une œuvre pensée comme un spectacle de danse. Sur la couverture de ce livre auto-édité, seul le surnom de l’autrice sur les réseaux sociaux (« douix ») apparaît tout en bas : cette modestie non feinte, ce principe de ne pas occuper à soi seule (un seul corps/un seul nom) un espace voulu commun est fondamental. On pourrait croire, à première vue, à une sage application de l’orthodoxie de « la mort de l’auteur » – après tout, Roland Barthes critiquait aussi l’approche capitalistique de l’auctorisation à outrance de la littérature. Mais ce sont plutôt les critiques portées contre cette thèse, très tôt après le fameux essai (1967), qui éclairent le mieux la démarche à l’œuvre dans Coucou de la main. Si l’on peut défendre encore l’idée que lors de l’entrée dans l’écriture se produit une déconnexion entre le maniement du code de la langue et la « personne » de l’auteur (hiatus précipitant son effacement), les notions contemporaines d’agentivité et de résistance par l’écriture ont redonné à l’auteur et à ses intentions une place fondamentale, celle où s’articulent l’individualité et « l’expérience manifeste des peuples ». Chez Édouard Glissant, ce croisement des pensées s’élabora, notamment en revues, par le collectif, dans le respect de la diversité des regards et des préoccupations partagées, dans ce qu’il nomma la « dyssymphonie », que le collectif rassemblé dans Coucou de la main incarne bien, je crois. Prétendre tuer l’auteur c’est s’empêcher de remonter ce fil, cette troisième dimension (Edward Saïd) qui le traverse et le dépasse : le contexte socioculturel, identitaire et politique où naît (et est reçue) telle écriture. Face à la littérature dominante – qui peut se payer le luxe de « tuer » son auteur, après tout – et face au corps dominant, le désir d’écritures et de voix autres, queers en l’occurrence, et le besoin de lieux sécures où elles puissent s’épanouir dans leur vulnérabilité (la scène ouverte) sont de ces préoccupations collectives contemporaines de la génération de darius, leur « expérience manifeste ».

pour une littérature de vulnérables de
àPlusieurs
pas à fond la défonce
phrase à prendre, un peu
bof quoi
molle ? c’est
pas ça jsp
non aboutie mais d’une inquiétude je crois

 

La main-mot, le mot-main

Un coucou de la main est un signe de reconnaissance d’une grande humanité, tiret fugitif entre le passé commun et le futur à construire de deux êtres : je t’ai reconnu‧e au loin, je t’ai vu‧e comme pair‧e précieux‧se. Mot devenu mouvement, mouvement devenu mot. Les sémioticiens anglo-saxons dénomment « emblèmes » ces gestes non ambigus (à l’échelle d’une communauté qui les pratique), qui sont autant de symboles non verbaux – tels que le hochement de tête employé dans la majorité des civilisations pour dire « oui ». L’écriture de darius explore cette relation d’équivalence, ce cratylisme moderne. Comment transformer en mots les mouvements quotidiens de mon corps dans l’espace ? Comment une phrase peut-elle, dans sa structure et son élan mêmes et non pas seulement par son contenu descriptif ou analytique (il ne s’agit pas de réécrire Tropismes !), exprimer le mouvement et, plus généralement, les états du corps ?

regardant regardée le mec brasCheveux se tenant dans sa
hauteur
teeshirt remontant un peu son ventre
légère angoisse taillée sur soi

(…)

lumière creuse des profondeurs comme l’intérieur des
pierres et moi aussi je veux être vivante de tout

comment cacher
corps lorsque
on a
que main ?

corps étalé
corps étalé et de toutes les manières de étalement
commun de tant de choses si je suis dans cette vitesse

Les règles syntaxiques s’émoussent, car la phrase-mouvement ne peut s’empeser des mots-outils creux. Les membres-syntagmes peuvent alors jouer entre eux sans entraves, avec souplesse ou en saccades heurtées. Aussi, des mots sont fusionnés (« le mec brasCheveux ») : une majuscule placée entre les deux termes facilite la lecture non ambiguë et joue le rôle d’une articulation autour de laquelle se répondent les deux segments rapprochés (comme le coude entre bras et avant-bras, la rotule entre cuisse et jambe, que l’on écrirait « brasAvant-bras » et « cuisseJambe »). Infiniment plus riche de formes que celui à l’œuvre dans nos anatomies, ce système musculo-squelettique lexical est fait de raccourcis, fusions, chimérisme, chocs… (« mainBouche », « pullÉpaule », « colléBave », « tièdeMain », « sangCendre », « décevoirSoi »…). La condensation et l’ellipse à l’œuvre dans l’« écroulementCanap » créent ainsi l’accélération vraie du mouvement de chute évoqué :

plus tard avec la nausée, rien de mieux que retour chez soi
dans l’écroulementCanap

L’écriture de darius est peut-être une des plus singulières – souvent des plus drôles aussi –, à lire et écouter de nos jours. Darius performe régulièrement en scènes ouvertes, en anime elle-même une (« la.cagette ») en compagnie de la danseuse Lou Lenormand.

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