[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Anne Malaprade à propos d’Opération du Saint-Esprit

[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Anne Malaprade à propos d’Opération du Saint-Esprit

septembre 14, 2025
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[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Anne Malaprade à propos d’Opération du Saint-Esprit

Lettre à Anne Malaprade à propos d’Opération du Saint-Esprit

 

Paimpont,

le 18 juillet 2025

 

Chère Anne,

Si ta poésie nécessite un effort de lecture sinon une concentration élevée qui rebutera les amateurs de poésie facile, si elle requiert exigence et patience et a la générosité d’en appeler à l’intelligence du lecteur, elle n’en demeure pas moins, pour qui est fourni de ces deux vertus, accessible ; difficilement accessible certes, mais accessible ; et qui aura surmonté l’apparente difficulté bénéficiera d’une élévation d’esprit. Le présent ouvrage que tu publies à Tarabuste ne déroge pas à ta ligne de conduite d’une profondeur de sens qu’il faut aller quérir activement. (Suscitant par ailleurs chez le lecteur quelques ruminations profitables à la vie de son esprit sur les notions (en poésie) d’hermétisme, d’illisibilité, de difficulté, de complexité ou d’obscurité, sinon de poésie cryptée1).

Tu introduis avec une injonction de Lou Andréas-Salomé : « Si tu veux avoir une vie, vole-la » : qui sera ensuite comme un leitmotiv implicite (puisque le monde ne fait pas de cadeaux) ; injonction à laquelle tu réponds de suite : « Le vol travaille en moi la littérature qui travaille en moi ». Par quoi le premier texte, « Vol funèbre », pose d’emblée le vol comme métaphore permanente, parsemant plusieurs mots relevant du champ sémantique du « vol » (fraude, larcin, marauder, rapt) qu’on retrouvera régulièrement dans tes lignes. Le vol sera le fil continu auquel tu t’accroches pour dire ce qui mouvemente intérieurement.

Tout dans ce livre n’est pas d’accès aisé, rien ne l’est. S’il est fait d’étrangeté, c’est par sa densité de sens. Tu évolues dans les zones où la langue devient étrangeté. Mais une fois franchi le mur de mots des significations posées les unes sur les autres, tu emmènes loin parce que chaque phrase porte une énigme attractive, chaque phrase semble lourde de sens et oblige à faire station réflective puis à continuer encore.

Ce livre, en effet, dit ce qu’il faut de labeur dans la volonté d’une femme pour s’accomplir en tant que telle, ce qu’il lui faut de vol aux autres pour leur voler la vie qu’ils lui volent. Les autres, c’est assavoir les hommes, les enfants, la vie de mère, domestique, professionnelle, « une mère est une femme occupée et prise entre différents corps […]. La mère ne sait plus quand commence son livre – toute son intimité est malade », jusqu’à reconnaître, contre les vents et marées du conformisme que « les enfants la volent, les enfants lui volent, les enfants l’exploitent, les enfants l’attaquent ». Cruauté diraient d’aucuns de dire chose pareille, lucidité diraient d’autres. Le vol est en ce livre érigé en vertu bienfaitrice sinon salvatrice pour voler ce qu’on vole à la femme. Le vol littéraire, pleinement assumé, contribue à la réappropriation de sa propre vie : « tu écris ce que tu voles tu voles ce que tu écris tu lis pour voler tu prélèves tu détournes tu maquilles » (maquillant tes vols en ne les signalant pas). En ce livre, tu dessines une esthétique (un art poétique ?) du vol littéraire. Tu larrecines sans vergogne, le reconnais ; est là grand courage.

On pense à cette phrase célèbre de Rimbaud adressée à Izambard, « on me pense ». Je trouve qu’elle retentit dans tes lignes : la femme, à travers les siècles, est pensée, on la pense (on  – l’homme, étymologie de « on » d’ailleurs – pense à sa place, on pense pour elle, en somme, on la dé-pense). Emily Dickinson est la forte figure (volée) qui traverse tes textes, étant cette étrange EMILY qui t’accompagne comme un double, un peu voire comme figure tutélaire de femme à l’esprit immensément libre ; « Elle se jette dans un personnage parce qu’elle n’est personne. »

Ce livre est un livre libertaire et féministe qui vient, par son intelligence, s’opposer à la volonté sexiste et millénaire d’abaisser la femme au simple rôle de faire-valoir de l’homme, à sa réduction d’être sans cervelle. Il bataille contre la phallocratie ; est un cri. Usant alternativement de différents pronoms personnels (je, tu, elle, il) ou du générique et impersonnel « une femme », et en insérant plusieurs fois des micro-vies dans ce qui semble être un appareillage autobiographique, ce faisant, tu empathises et embrasses une cause plus vaste que la tienne, « une femme : elle vole depuis qu’elle a onze ans pour obtenir une sensation de liberté. » Le vol comme sensation de liberté, voilà un programme bien iconoclaste.

Est-ce que de vol à viol il n’y a qu’un pas ? Un pas paronomastique trop facile à franchir avec ce « i » qui s’intercale, celui du mot « cri » ? Je le franchis. Est-ce que le viol n’est pas le vol d’une vie ? Il est à noter que ton prochain livre, qui doit paraître chez Isabelle Sauvage à l’automne, s’intitule Epuiser le viol, et le viol, le corps violenté, hante tes livres précédents. « J’écris et dis ce qui me cache, ce que je cache », écris-tu dans Kryptadia, ce qui se cache dans le corps et qui tourmente et tourne et sourd brusquement dans ta « syntaxe convulsive ».

Si ton livre est sérieux (quelquefois grave) et revendicatif, tu laisses place souventes fois à l’humour (grinçant), par petites touches parodiques : « vole-toi et le vol t’aidera » ; un humour soutenu (et augmenté) par une prose électrique, mouvementée, précipitée, haletante, parce que, « volée de l’intérieur », tu as urgence à libérer le for intérieur avant qu’il ne soit totalement volé. Ce livre est habité et fiévreux.

Si on peut peiner à entrer dedans (dans Kryptadia tu parles de « lignes cadenassées »), une fois qu’on a pu y entrer, on peine à en sortir. Ce n’est pas de l’hermétisme, car il ne repose pas sur des formulations symboliques obscures et indéchiffrables, ni de l’illisibilité, car nulle torsion infinie de langage vient perturber sa lecture, non, je crois qu’il participe de l’étrangeté douloureuse qu’un chacun peut contenir ; la langue de la poète ne peut que mimer cette étrangeté. Je l’ai dit, il exige de la patience, ce livre, de la ténacité, et son sens s’éclaire au fur et à mesure qu’on avance avant de vous exploser à la figure avec les derniers textes, de grande rudesse.

Reste le titre, qui paraît énigmatique. Si ladite « opération du Saint-Esprit » désigne le vol, la raison de cette désignation et du lien que tu établis entre les deux laisse le champ libre à diverses hypothèses. Voici la mienne : « Quant à la naissance de Jésus-Christ, elle arriva de cette sorte : Marie, sa mère, ayant épousé Joseph, se trouva grosse, ayant conçu dans son sein, par l’opération du Saint-Esprit, avant qu’ils eussent été ensemble », est-il écrit dans l’« Evangile selon Saint Matthieu »2. Ce qui me mène vers la piste biblique tient des allusions à la chrétienté semée ici et là avec ironie, tient au texte « Abrégé des devoirs d’une chrétienne » qui énumère avec mordante raillerie les devoirs d’une femme « respectable » (une bonne chrétienne), écrivant ceci : « qu’on te vole ton corps ton esprit qu’on te prenne tes organes… », cela, et divers d’autres indices m’amenant à penser que tu établis un parallèle profond et extrêmement fin entre la vie et le corps volés à Marie et celle et celui volés à toutes les femmes de l’Histoire des Femmes.

Ce texte comme ta poésie est d’une intelligence assez rare dans la poésie française, il tisse des liens arachnéens entre les choses, entre le bas terrestre et le haut mystère ; te lisant, on a les pieds sur terre et l’esprit ailleurs.

Jean-Pascal Dubost

 

Anne Malaprade, Opération du Saint-Esprit, Tarabuste, avril 2025, 172 pages.

1 On se reportera à ton livre Kryptadia, Isabelle Sauvage, 2021.

2 « Evangile selon Saint Matthieu », 1 : 18.

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