[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Ivar Ch’Vavar à propos de Filles bleues

[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Ivar Ch’Vavar à propos de Filles bleues

décembre 21, 2025
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[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Ivar Ch’Vavar à propos de Filles bleues

Paimpont, le 8 décembre 2025

Cher Ivar Ch’Vavar,

Au moment de la sortie de Filles bleues, tu m’adressas un courrier m’informant d’une cessation d’activité poétique et par conséquent qu’il était ton dernier livre de poésie sans être toutefois un adieu, puisqu’il te reste quelques ouvrages théoriques en attente de publication ; en substance, tu me disais n’écrire plus de poésie, n’en avoir plus l’énergie. C’est un point, si tu veux bien, sur lequel je reviendrai dans cette lettre que je t’adresse. (D’après le texte de la quatrième de couverture, ton dernier poème daterait de 2018 et est consacré à une mouette.)

Ce livre, du fait de cette annonce préalable que je viens de mentionner, boucle une boucle et résonne étrangement, puisque ta ville natale, Berck, en est le motif. Pour le composer, avec l’aide d’une partie de ton clan d’hétéronymes, tu as rassemblé divers textes anciens évoquant la ville de Berck, mais surtout sa plage, éparpillés dans différents autres livres et pour certains datant de longtemps, mais en t’appuyant sur un événement majeur : le long poème « Berck-plage » de Sylvia Plath, et son contexte. Poème dont tu présentes deux traductions incomplètes en français et une en picard berckois. Sylvia Plath est allée sur cette plage, en compagnie de son mari Ted Hughes, en juin 1961, et en a tiré un poème un an plus tard suite à la mort d’un ami, combinant réminiscences berckoises, funérailles et tristesse endeuillée, où « la pâleur se joint à la pâleur »1, pâleur de la plage et pâleur du mort (« Pâle, pâle, pâle — pâleur », réponds-tu), comme si, étrangement, cette plage lui évoquait la mort. Filles bleues m’est apparu rapidement comme une extension du poème de Plath, proposant une perspective poétique qui mêle tes propres réminiscences du lieu, affectivement chargées, et celles que Sylvia Plath aurait pu avoir et qu’elle ne mentionne pas dans le poème, aussi comme peut-être une réponse au vers liminaire du poème de Plath : « C’est donc cela, la mer, cette immensité hors d’usage ». La polyphonie des hétéronymes fait entendre la rumeur sourde d’une plage fréquentée, au cœur de laquelle on entend la voix de la poète américaine qui vient s’engouffrer comme le vent dans les moindres interstices de ce monument bleu, ton livre, cahotant quelque peu la forme du poème (en prose, en vers justifiés, aritmonymes). N’édifies-tu point là un monument au (futur) mort ? « Je suis mort », déclines-tu dans de « (nouveaux vers de la mort) » en référence à Hélindand de Froimont.

On pourra aussi considérer Filles bleues comme un exercice d’admiration de Sylvia Plath. Cette plage de Berck que tu aimes, loin de toi l’idée d’en faire une carte postale, un chromo poétique, non point, car par divers moyens formels et lyriques, tu tentes d’en restituer les tonalités : « Tout est lumière pâle, sans couleurs/vulgaires dans le froid pur./ Et toute la contrée – paraît irréelle, auprès d’une/mer infinie, silencieuse, cimmérienne », (c’est donc cela, la mer, cette immensité hors d’usage…, « cette désolation féerique qui s’étend… »). On a continuellement une sensation de hors-temps, mais un hors-temps ancré dans le passé (celui de ton enfance berckoise). Le titre, Filles bleues, se justifie parce que celles qui extendent le poème de Sylvia Plath sur la plage/page sont tes hétéronymes féminins : Evelyne Salope Nourtier, Alix Tassememouille ou encore Adrienne Verove, ou parce que simplement des personnages féminins de fiction (Iseult) ou réels (Sylvia Plath) traversent la plage/page, et parce qu’elles ont pris en passant les couleurs du ciel et de la mer.

Autant le rapprochement sonore plage/page est fait plusieurs fois (« … Et non ! on n’écrit pas des poèmes comme ça./… Mais j’essaie seulement d’en faire un qui soit/beau sur la plage et sur la page ! »), maintes fois, te lisant, j’ai fait celui de la mer et de la mort. Sur cette plage, le temps passe, s’attarde et s’alourdit, et « La beauté n’a de prix que si/la fureur du temps menace. » Ces deux vers disent combien tu cernes de la beauté dans la présence sourde de la mort. Repensons au poème de Sylvia Plath, qui évoque un mort.

On ne peut parler de la mort sans parler de la mouette et sans penser au dernier poème que tu as écrit en 2018. L’oiseau marin ouvre et clôt le livre, dans deux poèmes presque similaires, avale les tirets cadratins comme elle le ferait d’un ver pour mieux confondre poème et réalité, vole au-dessus du texte comme au-dessus de nos têtes à la plage. Elle est, en incipit, « la mouette à ma verticale/pousse un vieux cri et s’empaquette/dans un pan de papier cristal », et à l’explicit du livre, « la mouette à ma verticale/pousse un vieux cri et s’empaquette/dans un pan de papier cristal », comme si, au passage, en planant au-dessus du livre, elle avait saisi le sujet lyrique (« m’ ») pour l’exhausser dans l’impersonnelle mort (« s’ »), enveloppé dans un linceul (« un pan de papier cristal »). La mouette n’a-t-elle pas des vertus psychopompes ?

Et pour revenir à ce à quoi je voulais revenir en ouverture de ma lettre, s’agissant d’un arrêt total d’écriture de poèmes, permets-moi d’émettre quelque réserve ajoutée de perplexité sinon peut-être d’un questionnement. En effet, quand tu m’appris l’arrêt de toute activité d’écriture poétique, j’ai premièrement pensé qu’il s’agissait d’une sorte de mort à la poésie (« la poésie, la poésie, la poésie/n’existe plus »). Mais, si j’ai bien compris, il y a d’autres projets de recyclages comme celui-ci (autour de la ruralité notamment), la chose est esquissée dans la « Note générale » établie par Alix Tassememouille. Or, le travail de relectures, de choix, de compilation, d’assemblage et de réécritures, n’est-il pas en soi travail d’écriture ? Par quoi il faut endosser le bleu de travail du poète, ce qui n’est pas contradictoire avec l’horrible travailleur que tu te définis être. Ces poèmes disparates rassemblés en un nouvel opus, dans un nouveau contexte, ne sont-ils pas de nouveaux poèmes ?

 

Ivar Ch’Vavar, Filles bleues, éditions Lurlure, automne 2025, 192 pages, 21€, ISBN : 979-10-95997-65-8.

1 « Berck-plage », in Ariel, trad. Valérie Rouzeau, Gallimard, 2009.

 

 

Jean-Pascal Dubost

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