Le Fouet de l’âme ou le rire édifiant, éditions Lurlure, novembre 2025, 244 pages, 21 €, ISBN : 979-10-95997-69-6.
On se fait une idée fausse du Moyen-Âge et pire encore de la poésie. Âges sombres, obscurantisme, cul de basse-fosse VS éther, transport et transcendance. Cette récente publication des éditions Lurlure fissure ces représentations. Drôles, ces textes,
modernes et politiques. Renversant symboliquement la table, ils laissent, le temps d’un chant, le pouvoir aux dominés. Oui : Le Fouet de l’âme ou le rire édifiant est un livre carnavalesque qui révèle un autre pan de la littérature médiévale où les injonctions religieuses se frottent à la jouissance du mot.
« Que le chrétien évite les manifestations bruyantes de joie et les rires grossiers, qu’il ne relaie ni ne chante les histoires ineptes, qu’il n’autorise pas qu’en sa présence on s’adonne aux jeux obscènes […], il s’agit de pratiques diaboliques condamnées par les canons de l’Eglise. »
Cette citation de Hincmar de Reims date du IXe siècle – on la croirait pourtant, aux connotations religieuses près, prononcée hier. Les canons de la bienséance tonnent toujours, et le rire grivois pleine gorge reste marginalisé en poésie. « C’est une matière toujours plus ou moins considérée comme dangereuse : politiquement, spirituellement, culturellement. Sans doute parce que le rire était considéré comme diabolique […] Sans doute aussi parce que le rire montre une forme de lucidité, et donc un commencement d’émancipation qui peut inquiéter les pouvoirs » (extrait de la préface de Pacôme Thiellement).
Le premier fabliau de ce recueil témoigne de cette émancipation avec une modernité nette : Jean Bodel, traduit par Bertrand Rouziès-Léonardi, y conte le rêve d’une épouse dont le mari trop saoul s’est endormi avant l’acte sexuel. L’Église préconisait alors l’orgasme féminin pour que se rencontrent davantage les flux séminaux : c’est qu’il fallait repeupler les campagnes décimées par guerres et peste…
Dans cet « envie de vits », l’homme n’est réduit qu’à son sexe et la dame frustrée se promène en songe sur le marché aux vits. Elle tâte, elle soupèse, elle marchande les plus beaux :
Les marchands les écoulaient vite tous.
On avait un bon vit pour trente sous,
Et pour vingt un autre bel et gracieux.
Il y en avait pour les miséreux :
On pouvait se divertir d’un petit
Pour dix sous, pour neuf et même pour huit.
Il s’en vendait au détail comme en gros.
Les meilleurs étaient bien sûr les plus gros.
On taira la suite, bien qu’encore d’un meilleur tonneau. Il faudra glisser l’ouvrage sous le sapin, allons, hop : le joli cadeau !
Grand écart des langues, oralité marquée et portée psychologique du rêve tracent une droite ligne entre ces conteurs anciens et le populo-lacanien cher au trouvèrheggen (Jean-Pierre Verheggen : 1942-2023). Ce n’est pas pour rien que les éditions Lurlure ont accueilli quelque temps la revue TXT… Plus loin, les « Fatras » de Raimondin et Watriquet de Couvin en donnent encore l’exemple :
« Je ne tiendrai pas, sans soutien
De la douce, encore longtemps.
Je ne tiendrai pas sans soutien,
Sauf si vous me baisez en plein
Milieu, seigneur, du fondement ;
Si tout en pleurs mon trou s’en plaint,
Vous mâcherez mie et crottin
Tout autour de ce sale onguent,
Et vous saurez ainsi comment
On use du presse-purin ;
Puis sirotez avidement,
Ainsi, vous profiterez bien
De la douce encore longtemps. »

Le livre est ponctué de lettrines en couleur réalisées par l’enlumineuse contemporaine Marie Lefèvre : elles sont somptueuses et sont à lire autant que le texte qu’elles ouvrent. Les différentes introductions aux textes s’affranchissent d’un appareil théorique trop dense pour n’apporter que le contexte nécessaire à la bonne compréhension de l’ensemble. C’est assez : les enjeux, parce que triviaux et terriblement humains, ont aisément traversé les siècles.
On ajoutera – pour y avoir assisté le 11/12/2025 à l’excellente Baraque Walden de Rouen – que les lectures des textes de ce recueil par Bertrand Rouziès-Léonardi, et en moyen français, apportent une dimension sonore et une matérialité qui renforcent notre proximité avec les poètes d’un Moyen-Âge plus vif que jamais.

![[Chronique] Lambert Castellani, Carnaval (à propos du Fouet de l’âme ou le rire édifiant)](http://t-pas-net.com/librCritN/wp-content/uploads/2025/12/band-Visuel-1_Lambert_MA.jpg)