[Libr-retour] Jean-Claude Pinson, Pastoral. De la poésie comme écologie, par Fabrice Thumerel

[Libr-retour] Jean-Claude Pinson, Pastoral. De la poésie comme écologie, par Fabrice Thumerel

juin 25, 2021
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Libr-retour] Jean-Claude Pinson, Pastoral. De la poésie comme écologie, par Fabrice Thumerel

Jean-Claude PINSON, Pastoral. De la poésie comme écologie, Ceyzérieu (Ain), Champ Vallon, coll. « Recueil », 2020, 180 pages, 18 €, ISBN : 979-10-267-0883-4. [Sur l’ensemble de l’œuvre, on pourra se reporter à mon entretien avec l’auteur, en deux parties : « Poéthiquement impur… »]

Paru au plus mauvais moment, à l’orée du premier confinement, cet essai – comme tout autre du poésophe – mérite qu’on y revienne avec attention – et ce d’autant plus que la crise sanitaire rend plus aiguë encore la crise planétaire.

 

En un temps où l’on préfère à l’engagement le terme plus dégagé d’ « implication », où prévaut une littérature directe du care, du divertissement et du témoignage, et où pullulent des productions d’évasion, de célébration, de déploration et de « réparation », la question que pose d’emblée Jean-Claude Pinson est des plus cruciales : « L’art (plus généralement) est-il sommé de traiter à chaque fois de l’époque dont il est le contemporain ? » Dans un contexte général de crise et de greenwashing, l’insidieuse dimension rhétorique de l’interrogation (« Bien évidemment non, mais vu la situation actuelle… ») donne à penser, y compris sur sa valeur d’auto-justification.

Pour le poèthe, il y a urgence en effet : comment habiter encore en poète une Terre inhabitable ? En ce tragique âge du « Capitalocène », comment résister au triomphe de la « technonature » ? Faut-il se résigner au verdict péremptoire de Jacques Rancière dans son Mallarmé (2006) : « Le temps de la nature et de ses poètes est fini » ?
Le fait est que la modernité – y compris littéraire – s’est construite contre l’assignation-résignation à/par une quelconque nature que ce soit. Les impasses de cette modernité éclatant au grand jour en ce début de XXIe siècle, le moment n’est-il pas venu de renouer le lien avec Gaïa ? Entre fusion et séparation, quelle marge de manœuvre ? quelle juste position adopter ? Plus proche du cratylisme rousseauiste que de l’artificialisme moderniste, le poète et philosophe pose un continuum entre Phusis et logos poétique. Mais son problème est aussi de faire face aux travers de ce que Meschonnic appelait la poésie de célébration : emphase, subjectivisme (ef)fusionnel, pathos romantique… L’aspect (éco)critique n’étant pas privilégié ici , Jean-Claude Pinson s’emploie surtout à se positionner dans l’espace poétique actuel en développant une écopoétique consubstantielle à une zoopoétique qui combine cosmopoétique et cosmopolitique : sa démarche consiste à faire sortir la poésie de son lit « naturel » – la bergerie – pour la maintenir dans l’enclos ontologique.

L’ensemble est, comme toujours, savant et intelligent. Mais doit-on se laisser emporter par une ingénieuse machine à hypothèses et hypostases qui siphonne des flux hétérogènes, jusqu’à tenter une subversion-annexion de Bataille ? Afin de mieux cerner une certaine aporie argumentative, examinons ce qui constitue à la fois la pierre de touche et la pierre d’achoppement de cette entreprise écopoétique : l’œuvre de Christian Prigent. Dans une deuxième partie intitulée « Obsolescence et insistance », après avoir rangé l’auteur des Amours Chino parmi ceux qui déconstruisent de façon salutaire les topos pastoraux, Jean-Claude Pinson s’efforce de tirer le héraut de la modernité carnavalesque vers une expressivité positive : bucoliques malgré tout, « ces deux exemples de poètes d’avant-garde que sont Andrea Zanzotto et Christian Prigent » ; « quelque chose de l’ordre d’un sentiment de la Nature résiste à l’entreprise déconstructrice » (p. 59)… Mais s’il perçoit la « poétique en tension » du premier, en revanche il cherche à essentialiser le réelisme du second, le figeant dans une relation d’appartenance à la Nature ; or, ce que Prigent nomme « Réel » ou « Nature », c’est un lieu de fuite du sens puisque entre-deux dynamique animé par un mouvement perpétuel (perpetuum mobile) de formes oscillant entre dé-figuration carnavalesque et formulations liées à la rage de l’expression : pour l’auteur d’Une erreur de la nature (1996), écrire c’est s’extraire du chaos / de l’innommable pour produire du chaos / de l’innommable. Au reste, dans le cinquième et avant-dernier chapitre, « Du beau (état des lieux) », ce formidable lecteur qu’est Jean-Claude Pinson se montre plus perspicace, pointant dans l’œuvre ces antinomies que sont sublime / carnavalesque, « Grand-Tout » / « grand trou », éternité / « éternullité », et proposant cette analyse très juste : « « Caustique » (brûlante) autant que cosmique, l’énergie énergumène est par conséquent destructrice (déconstructrice, aussi bien) autant que productrice. Si Éros est cosmique, il est également comique. Il est cosmicomique » (p. 116). Derechef, la seule évocation de la nature ne suffit pas à rattacher Prigent à l’écopoétique : on ne peut faire fi du traitement d’un topos (ironique, grotesque), et le propre même de ce que les Modernes appellent « écriture » est d’être insaisissable, virevoltant et nageant dans le paradoxal.

Colloque international de Cerisy sur l’œuvre de Christian Prigent, de gauche à droite : Fabrice Thumerel, Jean-Claude Pinson.

Le danger, on le comprend bien en un état du champ où la postlittérature comme la postcritique viennent cautionner les valeurs du demi-monde littéraire, c’est de tourner le dos à toute pratique poétique un tant soit peu exigeante. À cet égard, sont révélatrices ces lignes extraites du Monde des livres d’hier – supplément pratique pour saisir l’air(e) du temps – à propos de l’essai de zoopoétique que vient de publier Anne Simon : « Face à cet oubli du monde , il s’agit de réinventer des formes de fiction en prise avec notre environnement direct »… Dans quelle mesure le chantre du poétariat adhérerait-il à cette voie de la facilité ? Ce qui est certain, c’est qu’il fait sienne cette pseudo-poétique de Stéphane Bouquet : « La langue […] n’est qu’un moyen de la poésie, elle n’est en rien sa fin, son but » ; quant à l’objectif du poète, c’est de « descendre dans le flux tranquille du langage ordinaire » (p. 133 et 135)… Poésie dernière… Et en guise d’ « écologie dernière », celui qui souhaite habiter poéthiquement le monde propose rien de moins qu’un chant du cygne : dans une perspective eschatologique, il envisage une extinction dans une inspiration musaïque… Non, merci.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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