[Chronique] Fabrice Thumerel, Creusons le vide (Libr-vacance 2)

[Chronique] Fabrice Thumerel, Creusons le vide (Libr-vacance 2)

août 10, 2022
in Category: chronique, UNE
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[Chronique] Fabrice Thumerel, Creusons le vide (Libr-vacance 2)

« De notre vivant la seule vraie révolte eût été le silence, le refus absolu
de collaborer. Mais le silence, dans ce monde où la masse
des êtres ne vit que de bruit, équivaudrait au néant »
(Pierre Reverdy, entretien radiophonique de 1952).

 

 

Il y a trop de tout.

Que faire ?

RIEN.

 

Oui, c’est vrai ça, moins on a d’animaux et mieux on se porte.
Et il s’en débarrassa.

Oui, c’est vrai ça, moins on a d’enfants et mieux on se porte.
Et il s’en débarrassa.

Oui, c’est vrai ça, moins on a de femmes et mieux on se porte.
Et il s’en débarrassa.

Oui, c’est vrai ça, soi c’est encombrant.
Et il s’en débarrassa.

Ainsi disparut l’homoncule.

 

Fréquence Désert

HUMANITÉ EN DANGER… HUMANITÉ EN DANGER… HUMANITÉ EN DANGER

BRUIT ET FUREUR : le meilleur moyen de ne RIEN entendre.

 

◊◊◊◊◊

 

WARNING WARNING WARNING

À une société-de-crise correspond un mode-de-vie-en-alerte : alerte-infos… alerte-sanitaire… alerte-incendie… alerte-climatique… alerte-atomique…

 

◊ Dans-le-monde-d’après-le-11-septembre-2001… dans-le-monde-post-démocratique… dans-le-monde-d’après-la-crise-sanitaire… Où en sommes-nous au juste ? Dans le monde d’après le monde d’après le monde d’après ?
Il n’y a plus d’après : le monde du post- est celui du déni ou du repli, celui du comme-si – celui des dominants.

◊ Dans le Grand-Théâtre-du-monde, les metteurs-en-scène managent comme il se doit les acteurs rationnels de l’économie : ils doivent sortir-de-leur-zone-de-confort, se mettre en danger… pour se mettre-en-projet !

◊ Si notre monde high tech de la post-vérité est ubuesque, c’est avant tout parce qu’il favorise la réversibilité des contraires : le bon droit est le mauvais droit et inversement, le vrai est le faux et inversement, le vaccin anti-covid est bon est mauvais…
Et comme tout et chacun se vaut, à chacun son cul et son opignon sur rue !

◊ Récente bullshit en vogue : le mytho-jacking de la figure héroïque Antigone par ses épigogones, les antivax, qui confondent liberté libertaire et liberté libertarienne, droits individuels (droits-libertés et droits-créances) et droits collectifs.

◊ La majeure partie de nos contemporains sont devenus transparents tant ils sont lisses (insignifiance des dominés) ou par pure malice (transparance des dominants).

◊ Signe des temps, une collection « Back to the roots » a été lancée en 2021 (« Retour aux racines », chez Bizzbee) – ah oui, en anglais c’est plus « classe » (nouvelle forme de snobisme, donc)… Générations identitaires : mais où voulez-vous qu’on s’enracine ? Les deux faces d’un monde immondialisé : d’un côté, le bougisme individualiste / consumériste ; de l’autre, l’enracinement solipsiste / nationaliste.

◊ Même si l’on mesure l’action micronienne à l’aune des impératifs ultra-libéraux, c’est le fiasco… Pensez donc, c’est le monde à l’envers : cet été c’est le patronat qui court après les salariés saisonniers… Mais comment se fait-il que les-Jeunes ne prisent plus les bullshit jobs ?
En bonne orthodoxie libérale, sous le patronage de Sainte-Efficacité, une énième réforme de l’assurance chômage et une bonne dose d’immigration choisie, et l’affaire est réglée.

 

◊◊◊◊◊

« Aujourd’hui plus que jamais règne le fanatisme de l’individualité », remarque Balzac dans Ferragus (1833), avant d’insister sur le radicalisme distinctif des classes dominantes qui opposent à une relative libéralisation des parades au plan des habitudes sociales : « Plus nos lois tendront à une impossible égalité, plus nous nous en écarterons par les mœurs. » On comprend, une fois encore, pourquoi la critique sociologique a fait de l’écrivain prolixe l’un de ses auteurs de prédilection : longtemps avant Bourdieu, il découvre intuitivement l’un des concepts fondamentaux de l’illustre sociologue critique, la distinction. Cela dit, près de deux siècles plus tard, dans nos démocraties dites libérales où, selon Thomas Piketty, les inégalités ont retrouvé des niveaux comparables à ceux de la belle Époque malgré des niveaux de vie nettement plus élevés, les mécanismes de distinction se sont complexifiés : non seulement Pierre Bourdieu lui-même a pu repérer dans la mode de ce début de siècle des phénomènes de snobisme paradoxal (exhiber comme « chic » un vêtement « cheap »), mais encore et surtout se développe un éclectisme des classes dominantes qu’a mis en évidence Bernard Lahire dans La Culture des individus (faire coexister des pratiques culturelles antithétiques : un jour opéra, un autre foot-pizza).

Si l’on devait adapter la formule balzacienne à notre époque, on ne soulignerait pas tant le « fanatisme de l’individu » – ce non-être social, ce bouc-émissaire, ce monstre qui tombe dans le terrorisme – que celui d’une idéologie qui aliène chaque individualité pour faire renaître une bestialité enfouie, rabaisser le sujet humain au rang d’omnivore en proie à une furie dévoratrice, faire rentrer dans la meute délirante chaque spécimen rare (sérialisation homonculaire) : homo mediocris avidus est. La morale dominante n’a de cesse de fustiger l’excès, le radicalisme, voire le fanatisme de tous ceux qui s’opposent à l’ordre en place ; mais comment appeler ceux qui se laissent entraîner dans la spirale dévastatrice du toujours-plus, embrigader dans la secte du ÇaProfite, emballer par une fin qui conduit à la fin de tout ?

 

© Visuel en arrière-plan : MATY.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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