[chronique] épopée, une aventure de Batman

novembre 28, 2004
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[chronique] épopée, une aventure de Batman

De nombreux textes de poésie contemporaine, lorsqu’ils s’affrontent au monde, à l’espace de publicité des valeurs instituées au rythme de puissances qui ont l’hégémonie sur les significations et les valeurs, en appellent, certes à la compréhension, mais aussi à la démesure de la sensation du texte, le texte devant produire certains vertiges, certaines distorsions lors de sa lecture ou de son écoute. Ces expériences poétiques, dont les avant-gardes des années 70 à nos jours sont les dignes témoins et acteurs, se fondent sur le fait que le choc sensible du texte amène une rupture de la seule logique rationnelle et éduquée par la société, rupture permettant, de laisser trans-paraître, s’immiscer mais sans doute à jamais irreprésentable et incontenable, le réel masqué par le principe de réalité. Quand on lit un texte de Christophe Fiat, et ici en l’occurrence Épopée, une aventure de Batman, paru chez Al Dante, il est certain que l’on se tient à distance de cette posture de la poésie, de cette ligne de fuite ainsi définie. Tel qu’il l’énonce lui-même dans La Ritournelle (Léo Scheer), à la posture expérimentale il préfère, et même oppose, le clinique à prendre au sens de Deleuze et Guattari : Le clinique, c’est l’expérience qui choisit son objet et son plan d’immanence afin non pas d’annihiler les sens mais de les éduquer. Il rejoint ici, ce qu’avait recherché, entre autres, Heidsieck, tel que ce dernier l’exprime en 1967-1968 : Que le poème soit, ici, maintenant, moyen, non d’évasion, mais d’adaptation, d’acclimatation au monde environnant. (Notes convergentes, Al Dante, p. 88). Ainis, la généalogie où se situe Fiat ne serait pas celle d’Artaud ni de Prigent, mais davantage dans la perspective de Heidsieck ou de Burroughs, et de la philosophie deleuzienne. Mais reste à comprendre comment éduquer les sens ? Qu’est-ce qu’éduquer, sans restreindre, si ce n’est tenter de faire passer non pas des structures ou des dispositifs qui enferment, mais des structures qui fournissent des armes, et ceci via un travail qui se fait sur les sens. C’est ainsi qu’il faut accéder au texte de Christophe Fiat : non pas rechercher l’horizon de la monstruosité du langage, de son pliement/dépliement inadmissible, mais dans la tentative d’une excitation nerveuse, qui emprunte d’autres chemins : ceux de la drague : 1. produire des signes pour séduire – frivolité ; 2. attendre une réponse qui peut changer la face du monde – le fun (La Ritournelle). Certes, parler de Batman pourrait sembler « fun » au sens trivial du terme, au sens symptomatique d’une inscription dans la tautologie du spectacle. Comme auparavant il avait parlé de Tracy Lord, Fantômette, King-Kong. Mais le « fun » dont il parle n’est pas de cet ordre. Il tient à ce qu’il a conçu comme l’arme de la ritournelle en poésie et sa manière de composer, par traduction des représentations instituées, des logiques entre des éléments symboliques qui de prime abord semblent appartenir à la société du spectacle. Ainsi, Batman est ici, non pas personnage mais symbole, entité conçue selon une logique qui est interrogée quant à sa production symbolique. Certes, on suit une aventure de Batman, mais simultanément, pour saisir l’épopée, on entre dans la mise en évidence de l’aventure de la production symbolique de cette icône : à la fois industriellement et au niveau de la consistance des personnages. Et pourtant il s’agit bien d’une épopée, mais celle-ci ne se réduit pas à l’aventure narrative que décrit l’action, mais à l’assemblage époqual de la construction de l’icône Batman aux États-Unis. Le récit fantastique est celui de la constitution d’un mythe, à partir de stratégies de représentation, que Fiat relie au récit d’une aventure de Batman. L’épopée, par là même, ne vient plus définir le texte, mais est l’objet du texte, ce qui va être disséqué, analysé, mis en perspective tout au long de cette constitution de l’icône. Il ne peut y avoir d’icône que s’il y a la constitution d’une épopée, qui n’est pas celle d’abord et avant tout qui définit le personnage, mais qui est celle de la production spectaculaire du personnage comme pôle économique captant l’attention des individus. Ce sont ainsi davantage les moments historiques qui marquent la transformation de la diffusion médiatique du personnage, que le personnage qui aurait de l’importance. De ce fait si Batman adopte une posture codifiée / avec des gestes et des attitudes / d’aventurier / qui lui donne une épaisseur / qui est une série d’images / extraordinaires (p. 28) c’est que les rebondissements de son histoire, et donc la production des images extraordinaires, sont de l’ordre des dates clés qui signent les tournants aussi bien marketing que de supports de la diffusion de Batman aux États-Unis : Premier rebondissement 1939 / première histoire de Batman / dessinée par Bob Kane / sur un scénario de Bill Finger / dans le n° 27 / de Detective Comics Deuxième rebondissement – 1940 / Création de Robin / l’auxiliaire de Batman / dans le n° 38 / de Detective Comics / et premier numéro / du comic book Batman / où apparaissent deux des principaux adversaires / de Batman : catwoman et The Joker L’épopée de Batman tient ainsi non pas aux aventures orchestrées lors de chaque épisode, mais aux logiques méta-narratives, scripts et principes qui permettent son incarnation au niveau d’une intentionnalité populaire. La poésie de Christophe Fiat se tient exactement dans cette pliure, dans cet écart entre le narratif et les fondements méta-narratifs, et c’est selon cette optique de la liaison de deux dimensions qui normalement sont séparées, qu’il forme une poésie critique qui vient éduquer par le geste frivole de l’usage de l’icône, la réception possible des autres productions icôniques de la société. Poésie qui interroge la possibilité de l’intégration de l’icône aussi bien quant à ses causes, que quant à ses répercussions : Est-ce que / la chauve-souris / est un objet intégré / dans la société américaine / ou est-ce que / c’est le super-héros / comme Batman / qui sont des objets intégrés ? (p. 18). Mais quel est précisément le fond de cette épopée de la production de Batman ? Ici cela apparaît par la récurrence des boucles qui vont constituer le personnage de Bruce Wayne/ Batman. Bruce Wayne devient Batman selon deux facteurs importants pour l’esprit populaire : 1. la mort de ses parents assassinés, dont il se sent le légitime vengeur ; 2. le fait qu’il soit milliardaire, et que le pouvoir de ce super-héros ne tienne pas à la transformation de sa chair selon des qualités extra-ordinaires (comme c’est le cas pour Spiderman, les X-men… etc.) – il tient sa force de la puissance sans norme et sans limite du capital. Christophe Fiat met peu à peu en évidence à travers le schéma narratif, en quel sens cette icône du vengeur, du justicier au super-pouvoir peut s’insérer dans une société comme les États-Unis, par sa transformation, en devenir homme-chauve-souris, identité qui permet de sublimer les angoisses et de s’incarner dans la sur-dimension d’un principe qui ne peut apparaître chez l’Américain moyen, il montre que c’est l’ensemble de la société qui institue l’exorcisme de ses propres aberrations : celles de son devenir historique. Et c’est précisément ici que l’ennemi, est important, que l’ennemi apparaît comme le contrepoint nécessaire, vital pour Batman. Comme ce qui lui permet d’être. L’ennemi dans ce livre est Joey Explosion, qui lui n’appartient à aucune épopée, ce qui est caractérisé tout d’abord par le fait que sa partie est un monologue, ce qui stylistiquement est hétérogène à l’épopée, qui est le lieu où tout est dit dans un perpétuel présent de narration, où toute action est posée sur un seul plan, comme pouvait l’expliquer Auerbach dans Mimésis à propos de L’Odyssée. Et ensuite par le fait que ce monologue ne se donne pas dans une versification, mais dans un bloc-texte (pp. 63-94). L’ennemi, Joey Explosion, est la représentation du mal du siècle, siècle de l’électricité, de la technicisation de la société, de sa monétarisation à outrance, mais aussi simultanément de la déshumanisation par la technique, propre à une société post-industrielle. Dès lors, il n’est pas le résultat d’une invention imaginaire, mais il est à proprement parler, l’assomption de l’angoisse d’une société dans l’hyperbole d’une image : Je suis comme la société américaine. J’ai toujours besoin d’une incarnation audiovisuelle à chaque retournement historique de ma vie. (…) (p. 63) société qui est brutale, qui s’angoisse sur elle-même, dans l’aveuglement d’elle-même, et qui a besoin alors d’une catharsis où elle met à distance sa propre identité monstrueuse. Distance dans l’incarnation du super-méchant qui doit mourir, avant qu’il ne liquide l’histoire, à savoir la société qui se pense indemne, qui se sent étrangère à sa propre production dans le super-héros. C’est dans cette ligne que toute l’inquiétude – et, corrélativement, toute la pertinence – de Fiat apparaît. C’est une mise en lumière de l’autoproduction de la démence d’une société, que cette dernière est obligée de mettre à distance dans la création bipolaire de deux entités opposées : l’une, absolument bonne, qui porte le deuil et la vengeance, l’autre absolument démente et méchante, qui serait sa part maudite à éradiquer définitivement en tant qu’elle met en péril le devenir historique de la société elle-même. Joey Explosion : Batman n’est pas brutal. C’est la société américaine qui est brutale avec la matérialité des choses (je suis la matérialité des choses !) et la cinématographie de l’existence (je suis la cinématographie de l’existence !) et les drapeaux américains (je suis un drapeau !) qui sont des sigles plantés (je suis un sigle !) (…) (p. 77). Inquiétude de Fiat qui est apparue me semble-t-il clairement dans New York 2001, pour devenir plus pressante, plus sombre sans doute, et moins proche de la dérision, et même de la frivolité, avec Qui veut la peau de Harry (Inventaire-Invention), où à partir de la mise en place de la figure mythique incarnée par les États-Unis grâce à l’hégémonie de la diffusion de leurs images dans le reste du monde, il pose le contre-mythe d’un Harry, qui interroge cette démocratie, la production de ses valeurs, et leur diffusion dans le reste du monde. Inquiétude, face non pas seulement à la machine qui produit, l’abstrait du système, mais face à la manière dont l’individu revêt ses valeurs, vient s’assigner cette identité symbolique de la valeur aussi bien à travers son identification aux symboles concrets et pragmatiques étatiques (drapeaux, monnaie, consommation) qu’aux symboles imaginaires véhiculés par cette culture (le super-héros, l’image hollywoodienne du monde). C’est pour cela que cette Épopée, une aventure de Batman, possède une gravité rare dans l’ensemble des productions actuelles, gravité que l’on pourrait retrouver, mais tout autrement formulée chez Pennequin (Bibi, POL), Hubaut (Lissez les couleurs, Al Dante), mais qui apparaît aussi par exemple chez Arlix dans Et hop ! (Al Dante), ou dans les productions de La rédaction (Christophe Hanna). C’est pour cela que ce livre de Fiat, oui, en effet, éduque les sens, les aiguise en venant épuiser par ses ritournelles, ses boucles, ses récurrences, le systèmes de la production symbolique du mythe du bien, de cet axe qui trouve son incarnation aux États-Unis non pas seulement dans le politique en tant qu’il en serait la cause, mais dans la manière d’effacer ses angoisses pour une société à partir de la production généralisée de symboles.

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Philippe Boisnard

Co-Fondateur de Libr-critique.com. Professeur de Cinéma en supérieur. Artiste numérique.

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