Vladimir Pozner, Espagne premier amour (1965), éditions Julliard, « Collection permanente », réédition de février 2022, 142 pages, 16 €, ISBN : 978-2-260-05519-8.
Il y a quelque temps, parcourant à nouveau Acid Test de Tom Wolfe, paru en 1968, je songeais à comment la critique littéraire l’avait érigé en maître du New Journalism, comment encore ce New Journalism dans le fond succédait à la non fiction novel, inventée par Truman Capote dans son incomparable chef-d’oeuvre, paru en 1965, In cool blood – De sang froid. Le premier, Tom Wolfe, affirmait s’être emparé de ce que les romanciers contemporains négligeaient alors : le réel, l’histoire et cette façon particulière de les rendre présents par la fiction. Du New Journalism, concernant Acid Test, les critiques vantaient la faculté de ce livre d’être à la fois dedans et dehors puisqu’en effet Wolfe avait narré l’épopée underground du « Magic Tour » après coup – sur témoignage a posteriori des acteurs d’une époque vouée à disparaître. Par le second, Truman Capote, le réel, au contraire, était saisi au plus près, au plus exact des faits puisque Capote resta lié à Dick et Perry (les assassins de la famille Clutter) jusqu’à leur pendaison. Non fiction novel ; en traduction littérale : roman non fictionnel – et pourtant roman quand même.
Or, voici qu’entre temps, je reçois Espagne premier amour de Vladimir Pozner et, je ne sais pourquoi, une évidence intuitive empoigne ma lecture : ne serait-il pas en quelque façon, le précurseur de ces deux conceptions contemporaines qui bouleversèrent tant la littérature que le journalisme ?
Faut-il rappeler la parution des Etats désunis dès 1938, véritable enquête sur l’état de l’Amérique du Nord, comme seul le Dos Passos de Manhattan transfert sut le mettre en scène ? Mais revenons à Espagne premier amour. Tout à la fois dedans & dehors, disais-je à l’instant : c’est que ce récit, paru en 1965, repose sur une situation, tragique situation, qui se déroula en 1939, alors que Pozner est chargé, avec des moyens dérisoires, de soulager le quotidien des réfugiés républicains de la Guerre d’Espagne honteusement parqués du côté d’Argelès-sur-Mer. De cette expérience, de cet engagement, il collecte notes, photographies, témoignages que les éditions Claire Paulhan publieront opportunément en 2020 sous le titre Un pays de barbelés – à lire assurément pour mesurer le travail accompli avec Espagne premier amour, presque trente ans plus tard.
Dedans-dehors : 1939-1965 : nous pouvons nous demander pourquoi tout ce temps de latence, d’incubation a-t-il été nécessaire : c’est que l’Histoire, a contrario de ce qui a pu s’écrire, ne connaît pas de fin en soi et que Pozner est là, toujours au plus près ; la déroute de 1940, avec Deuil en 24 heures paru en 1942 ; la Guerre d’Algérie, avec le Lieu du supplice chez Julliard en 1959.
Dedans-dehors : 1939-1965 : où comment faire entrer le réel dans la fiction ? Ou comment le réel peut-il faire effraction par l’intercession de la fiction ? Car la force incisive de ce récit réside dans le fait qu’il repose essentiellement sur l’aventure du personnage principal, Pierre (un peintre catalan français vivant en Espagne), lui-même en quête absolue d’une femme, Pilar, qu’il a soutenue et peut-être aimée une nuit mais dont à la fin nous ignorons si elle n’est pas elle-même une créature fictionnelle que Pierre s’est créée de toutes pièces afin de narrer cet exode interminable des républicains espagnols vers la terre française – en en faisant du même coup la métonymie du récit lui-même : fiction nécessaire pour que le réel fasse effraction dans la chair – tout comme Pierre, persuadé au-dedans de l’existence de Pilar la cherche sans fin au-dehors…
Quelques mots sur la ténacité de ce récit : sa langue : sa langue qui traverse le noir, qui voit dans le noir, si j’ose dire. Dès les premières pages, Pierre s’apprête à quitter son village de pêcheurs catalans espagnols – mais c’est la nuit et voici comment Pozner nous la donne à voir :
« La nuit dévorait tout, écumes et galets, sables et vagues ; à l’extrémité d’une terre d’ombre, la Méditerranée était la plus noire des mers. Les yeux ne servaient à rien. Pierre aurait été aveugle qu’il n’aurait pas moins vu. Il attendit avec impatience un éclair qu’il espérait énorme et biscornu, pareil aux racines d’un vieil olivier planté dans le ciel, mais d’un éclat insoutenable et fixant à jamais l’image d’un mode violet. Un troisième coup de tonnerre retentit, plus profond, plus vaste que les précédents, mais Pierre ne vit rien, à croire qu’il existe en hiver d’invisibles explosions de froid comme il y a en été des éclairs de chaleur silencieux ».
Et c’est la longue fuite du peintre sauvage, solitaire, taciturne qui s’en va rejoindre le drame collectif, le partager, l’éprouver : l’exode. Notre drame collectif : l’exode des républicains espagnols, l’exode des Français de 1940 et si ce n’était incongru de le dire, l’exode des ukrainiennes et ukrainiens d’aujourd’hui même – et toujours, comme en 1939, sous les yeux de Pozner, des femmes, des enfants, des vieillards. Voici comment intemporellement il nous les donne à voir :
« Pierre regarda à sa droite. A quelques pas devant lui il aperçut une femme qui avait dépassé la jeunesse. Elle avait des cheveux noirs sous un vaste fichu noir qui lui enveloppait la tête et les épaules, formant les plis des vêtements que portent les statues antiques. Dans une main elle tenait une pomme, de l’autre elle serrait les doigts d’un enfant, vêtu de noir, lui aussi. Ils avançaient lentement, les yeux par terre, comme si la marche était pénible ou la tristesse grande ».
Il y a ici à louer le style : nul appesantissement, nulle complaisance larmoyante à l’égard de la misère ; pas d’adverbe portant à la surenchère, nulle métaphore excessive et pourtant, pour recourir à une expression convenue, il ne s’agit pas d’une « écriture à l’os » parce que le factuel est comme enrobé par la tendresse distante du narrateur. De même, dans cette traversée du noir que la langue donne à voir, la référence picturale du peintre Pierre, au fil de cet exode, demeure le Goya des « Désastres de la Guerre » : là encore, pas de descriptions des atroces et sublimes gravures : rien que l’évocation des titres suffit à faire concorder l’épouvante d’hier à celle d’aujourd’hui : y no hay remedio (il n’y a pas de remède) ; no hay quien les socorra (personne pour venir à leur secours) ; para eso habeis nacido ? (êtes-vous nés pour cela?) ? Et page 69, Vladimir Pozner conclut : « Mieux valait se taire », ce que je fais pour mieux l’entendre.