Jean Vioulac, Métaphysique de l’Anthropocène, PUF, printemps 2023, 366 pages, 22 €, ISBN : 978-2-13-084444-0.
Voici un ouvrage de philosophie qui intéresse les poètes. Son titre est intimidant, le sous-titre l’est moins : Nihilisme et totalitarisme. Le titre sera explicité en 4ème de couverture : « Le concept d’Anthropocène s’est aujourd’hui imposé pour désigner une époque au cours de laquelle l’humanité est devenue une puissance globale en mesure d’affecter l’écosystème terrestre. Ce concept requiert une anthropologie philosophique, qui définit l’essence de l’homme par la négativité, pour concevoir son histoire comme un événement métaphysique en lequel un être s’oppose à la nature pour y mettre en œuvre un processus de dénaturation qui s’avère annihilation. Cet événement est ici abordé à partir de la Première Guerre mondiale ». Abordé, le concept conduira le lecteur à remonter bien antérieurement vers le principe platonicien de l’Un et les débats de haine et d’amour, débats et principe qui se prolongent à travers Augustin, Descartes, Pascal, d’autres encore, cités par Jean Vioulac (on pourrait y ajouter Claudel) -et qui seront éclairés par Hölderlin et Nietzsche. Ces illustrations et élucidations touchent à l’amour. « L’autre n’est aimé que pour Dieu, il n’est jamais aimé en tant que prochain (sa présence charnelle dans le monde) mais en tant que lointain (son âme, ce qui survit de lui dans l’au-delà) », montre l’auteur dans « Le spectre du christianisme et son destin », la dernière section du livre (p. 267-357).
Pourquoi le christianisme ? Parce que le christianisme, l’Eglise chrétienne – laquelle a perverti la pratique de Jésus, ce débauché, cet amoureux – ont partie liée avec la constitution de l’appareil étatique dans la censure du Multiple et la soumission des corps. L’auteur est ainsi amené à étudier « la matrice ecclésiale » du totalitarisme. Jean Vioulac rappelle : « Les Grecs du Vème siècle avaient écrit une trilogie Prométhée porte-feu/ Prométhée enchaîné/ Prométhée délivré, tragédie du dieu philanthrope qui se sacrifie pour les hommes ; les chrétiens du Ier siècle ont écrit une trilogie Christ fils de Dieu/ Christ crucifié/ Christ ressuscité, qui a tenté de conjurer et de surmonter la logique du tragique » (p. 356).
Le travail philosophique qu’a entrepris J. Vioulac soulèvera dans la tête du lecteur de nombreuses questions. Par exemple : Jésus cet anarchiste qui remettait en cause l’arché, le fondement, et qui voulait le Royaume sur terre, ne savait-il pas que ça finirait mal ? Comment aurait-il pu (cf. Jean XIX, 30) dire « tout est accompli » ? Etre abandonné et penser rejoindre le Père, quelle tension ! Les femmes le suivaient. A sa mère il confiera pour fils l’un de ses disciples. Autre question : qu’est-ce que « l’azur » quand Mallarmé se dit hanté ?
Revenons à Platon. On admirera les pages dans lesquelles J. Vioulac en quelque sorte renverse le premier temps de sa critique pour promouvoir un Platon anti-tragique. Dans les pages 182-184 on lit le philosophe d’Athènes visant l’utilité, « l’écriture n’obéit pas seulement au critère de la vérité, mais à celui de l’utilité ». Or, il est inutile de parler de la mort, des Enfers ou du Styx. Si l’auteur des Lois bannit les termes effrayants et terrifiants qu’emploient les auteurs de Tragédies c’est qu’il combat, lui, pour une organisation du politique : « Notre organisation politique est réellement une tragédie, la tragédie la plus authentique ! Dans ces conditions, si vous êtes des poètes, nous le sommes tout aussi bien, composant une œuvre du même genre que la vôtre, vos concurrents professionnels, vos compétiteurs, étant les auteurs du drame le plus magnifique » (La République). Tragique contre tragique.