[Chronique] François Crosnier, Tant de choses qui auraient pu être différentesGabriel (à propos de Gabriel Josipovici, Le cimetière à Barnes)

décembre 3, 2025
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[Chronique] François Crosnier, Tant de choses qui auraient pu être différentesGabriel (à propos de Gabriel Josipovici, Le cimetière à Barnes)

Gabriel Josipovici, Le cimetière à Barnes, traduit de l’anglais par Vanessa Guignery, Quidam éditeur, octobre 2025, 127 pages, 16 €, ISBN : 978-2-37491-439-8.

 

La vie est faite d’une multitude de vies. Des vies alternatives. Certaines sont vécues et d’autres imaginées. C’est là toute l’absurdité des biographies, disait-il, des romans. Ils ne prennent jamais en comptes les vies alternatives qui projettent leur ombre sur nous (…).

Publié en 2018, dédié à Bernard Hoepffner (1946-2017) « ami cher, traducteur incomparable » (notamment de l’auteur lui-même), Le cimetière à Barnes est le roman des vies alternatives d’un traducteur britannique ayant étudié à Oxford et vécu en France. D’une grande densité en dépit de sa brièveté, il marque durablement le lecteur sensible à l’imagination et la puissance d’évocation de Gabriel Josipovici.

Sa construction est fondée sur des structures ternaires dont la plus évidente est spatiale : entre Putney, district de la banlieue sud de Londres, Paris et Abergavenny, dans le Pays de Galles, les lieux du roman sont très précisément caractérisés, notamment les deux premiers, ce qui contribue puissamment à l’effet de réel. Ils coïncident avec les trois étapes de la vie du personnage principal, qui réside d’abord à Putney avec sa première femme, puis seul à Paris, derrière le Panthéon, après la mort de celle-ci, enfin à Abergavenny avec sa deuxième épouse. Ternaire enfin est la structure référentielle, puisque le texte est littéralement traversé de citations du livret de L’Orfeo de Monteverdi, de vers de Shakespeare et de Du Bellay.

Pris en charge par un narrateur anonyme, le récit à la troisième personne rapporte également (« dit-il », « dit-elle ») les propos tenus par le traducteur et sa femme devant un cercle d’amis. Cette alternance des voix oblige le lecteur à demeurer constamment attentif à la question de savoir qui parle et donne au style la complexité d’une fugue, qui rend la lecture du livre fascinante.

Constitué de variations sur des thèmes récurrents – les habitudes célibataires, quasi-huysmansiennes, du traducteur à Paris, sa vie conjugale routinière à Putney et Abergavenny (c’est seulement quand on fait les choses machinalement, disait-il, qu’on a une chance d’être surpris), sa propension à suivre les femmes y compris la sienne, sa crainte d’être « envahi par les ténèbres » et ses obsessions de suicide par noyade … –, le récit met l’accent sur les pensées d’un intellectuel hanté par le caractère labyrinthique de toute vie, même la plus simple, et à qui la musique et la poésie anciennes apportent à la fois un commencement d’explication et un réconfort. C’est la raison pour laquelle les citations sont aussi nombreuses : quinze occurrences de  l’Orfeo, « drame de la perte » grâce auquel le traducteur peut identifier sa personne à Orphée et sa première femme à Eurydice ; dix des Regrets, recueil qui donne lieu à de fort intéressantes tentatives de traduction, à des considérations sur la vanité de celles-ci, sur la différence entre vers français et vers anglais et sur ce qu’évoque au traducteur la graphie de Du Bellay, « le poète qui lui convient » pour son absence totale de sentimentalité ou de fantaisie ; enfin cinq occurrences des poèmes narratifs de Shakespeare (n’oublions jamais… que Shakespeare fait partie de la vie au même titre que les enfants qui meurent de faim en Afrique et les exactions de Pol Pot).

En opposition aux romans de carton-pâte qui racontent les mêmes histoires de carton-pâte, formant l’ordinaire du travail du traducteur, et contre lesquels son corps se rebelle au point de le pousser à errer dans Paris sans repères et sans but, la narration laisse ici planer, de manière de plus en plus appuyée au fur et à mesure que le roman approche de la fin, l’incertitude sur la réalité de ce qui est rapporté. La mort de la première femme du héros est-elle vraiment accidentelle ? Sa deuxième femme a-t-elle péri ou non dans un incendie ? Est-il une victime ou un assassin pyromane ? Même le retour au pays de Galles est mis en doute par la dernière phrase.

Le mystérieux cimetière qui donne son titre à ce magnifique roman et attire l’attention sur son aspect inquiétant et sombre est le Barnes Old Cemetary, cimetière abandonné à Putney Heath, lieu de promenade du traducteur et de sa première femme et dernière demeure de célébrités oubliées, parfois décédées tragiquement. Combien d’autres secrets sont enfouis sous nos villes, nos jardins publics et nos parcs, se demandait-il ?

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