Paimpont, le 11 novembre 2025
Cher Jacques,
Tu es donc irréductiblement et profondément un Northman ; un natif de Haute-Normandie que la vie a déplacé en Franche-Comté, mais dont l’esprit est resté ancré dans
le pays, celui de Caux, celui des Calètes (« Je suis du pays kald. Du pays Kal. Caux comme Kald et Kal »), dans un pays que tu célèbres à travers ce livre par lequel tu effectues une peregrinatio mentale qui n’est pas un retour, mais une reconduite (ta « reconduite au pays natal »), puisque tu y as acquis une maisonnette de pêcheur qui n’est pas vraiment secondaire, mais « maison temporaire. Ni éphémère ni provisoire. D’une temporalité plus secrète »). Carnet d’Yport est supposé clore ta trilogie cauchoise entamée avec Valleuse, suivie d’Escorter la mer1, mais en finit-on vraiment avec ses origines ?
La première section, dont le titre « Echographie » procède d’un très avisé rappel rhétorique du lien filial avec le lieu, vaut comme un cordon ombilical : « Un lien retrouvé et renforcé par l’écriture dans l’éloignement géographique et la rencontre inattendue avec la pierre de l’enfance – le calcaire – dans la région d’adoption » ; c’est aussi une magnifique ouverture sur le grand large de l’ancrage à distance grâce à quoi le lecteur est d’entrée emporté dans une dynamique de lecture. Le calcaire, la craie, les falaises, les valleuses, le vent, la mer, le large, sont des morceaux de lieux qui dessinent ta « géographie de la langue ». L’éloignement géographique t’amène à raccourcir par l’écriture le lien filial, en cela concrétisé par une poésie façonnée en sa « matière forme » par le lieu qui aura aussi sculpté « la matière des mots » et dynamisé le rythme de la phrase (en vers ou en prose), son ressac (c’est-à-dire le flux et le reflux des réminiscences).
Comme tu le dis dans le numéro de la revue Nu(e)2 qui t’est consacré : « Le lexique est là pour travailler la matérialité des mots au plus près de la matière des éléments. » La matière verbale rapproche des éléments du lieu originel, la terre, l’air, l’eau (et le feu, moins évident, cependant présent pour déclencher le mot, l’étincelle verbale par la métaphore discrète mais suivie du silex, « un embarquement moins calcaire une flamme de silex qui ne refroidit plus », faisant mêmement écho à la notion d’origine – le
détail n’est pas à négliger dans ce livre, car tu fouilles mémoire et lieu avec acuité). Tu énumères et litanises nombreusement comme pour accumuler en sédiments verbaux la matière mémorielle. Dans le creusement géologique que tu opères par le verbe, au moyen d’un grand nombre de rapprochements et d’échos sonores dont tu uses à l’envi (paronomases, homophonies, répétitions…) (et comme tu aimes jouer avec les paronymes avec un humour malicieux, lien/lieu par exemple), tu ouvres une perspective méta-poétique sur la généalogie géologique de ton écriture, « Craie normandeuse qui module en ma glotte son chant de concrétion ». Un jeu sonore qui peut exprimer une profonde filiation quand par exemple tu mets en écho le père, « la pierre de l’enfance » et la mère, une « phrase de mer/pour que s’écrive un vers ». Usant de normandismes et d’expressions locales, tu laisses aller ton goût immodéré pour le lexique en de nombreuses rêveries sémantiques, morphologiques sinon philologiques comme on se laisse aller aux rêveries face à la mer, cela dans une « allégresse géologique immémoriale » (ton écriture est d’une allégresse transmissible). Tel Michel Leiris, tu serres tes gloses, pour resserrer le lien. Creuser dans la gangue géo-généalogique ne va pas, chez toi, sans creuser dans la langue, dans ta langue, dictionnaires à portée de la main ; ta langue d’écriture étant une gangue enveloppant la diversité de langues qui t’habite et te façonne (le patois normand, le parler cauchois, l’ancien français, le lexique botanique, maritime, ornithologique, néologique). « Je suis littoraliste à la lettre et par tous mes sens », écris-tu pour revendiquer ton attraction pour le littoral haut-normand dans une certaine façon littéraliste (et pongienne). Néanmoins, ce qui caractérise ton littéralisme et le distingue du littéralisme pongien, tient du paradoxe de ce qu’il est lyrique, le sujet écrivant ne s’efface pas derrière l’objet du poème, il est emporté par les mots qu’il libère, et s’en exalte, car, oui, j’ose cet oxymore, il y a exaltation littéraliste dans ce Carnet d’Yport.
Autant tu aimes « la langue roulante du galet », autant tu aimes le roulis des mots quand le ressac syntaxique les fait s’entrechoquer, ainsi dans le poème anaphorique intitulé « Glossaire du Caux » :
« Je Caux glose
Je Caux glaise
Je Caux glauque
Je Caux cause
Je Caux craie
Je Caux faille
Je Caux terre
Je Caux masure
Je Caux mouette
Je Caux valleuse
Je Caux rivage
Je Caux cap
Je Caux phare
Je Caux mer
Je Caux demeure
Je Caux clos
Je Caux signe »
Poésie paradoxalement aussi claire et limpide qu’elle est épaisse et savante (par sa documentation).
Je finirai sur cette phrase qui t’encre puissamment dans le lieu originel (ce n’est pas la seule) : « Les falaises m’aident à trouver l’ultime vertèbre qui me tient debout et le
poème avec moi ». La profonde sincérité de cette phrase montre combien le lieu est incarné dans ton corps et fait poème (« une parole nourrie du tréfonds du pays »). L’aspect vertical de ce que j’appelle tes poèmes-falaises, très présents, figure la fusion falaise-colonne vertébrale. Il y a en ce livre prosimétrique une vertébralité du vers alternant avec le ressac de la prose qui nous fait faire comme des allers-retours entre réel et mental. Mais au final, la matérialité des mots que tu évoques définit l’écriture comme étant aussi réelle que la réalité du lieu.
Le Y du toponyme au titre, ne ressemble-t-il pas au bâton de sourcier ? Comme si une force attractive t’avait mené pour remonter la source.
C’est un livre qui nous fait sentir comme le vent passe, du côté de cette maisonnette en bord de côte, qui fait aller çà et là au gré des pages ; c’est un livre mû par une formidable énergie amoureuse.
Jean-Pascal Dubost
Jacques Moulin, Carnet d’Yport, L’Atelier Contemporain, automne 2025, 176 pages, 20 €.
1 Valleuse, Cadex, 199 ; Escorter la mer, Empreintes, 2005
2 Revue Nu(e), n° 89, en ligne sur le site Poesibao, juillet 2025.

![[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Jacques Moulin sur Carnet d’Yport](http://t-pas-net.com/librCritN/wp-content/uploads/2025/12/band-carnet_yport.jpg)