[Chronique] Matthieu Lorin, Cartographie d’une rancune, par Sandrine Cerruti 

décembre 17, 2025
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[Chronique] Matthieu Lorin, Cartographie d’une rancune, par Sandrine Cerruti 

Matthieu Lorin, Cartographie d’une rancune, éditions de la Crypte, novembre 2025, 80 pages, ISBN : 978-2-36739-005-5.

Cartographie d’une rancune : comment tenir cette promesse poétique sur un sujet aussi malfamé, celui d’un sentiment que l’on connaît comme l’âcre infusion émanant plutôt d’un grief précis, tant l’aveu qu’il puisse être un trait de personnalité est sine nobilitate : la rancune ? On songe, bien sûr, à la course d’Achab, cherchant à se faire la peau blanche de cette maudite baleine, Moby Dick, cette mauvaise rencontre qui lui a coûté sa jambe :

« Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout, lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas délibérément descendre dans la rue envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends qu’il est temps pour moi de prendre le large. Ça remplace pour moi le suicide. » Si Achab compte ses pas au son de sa jambe vengeresse en os de cachalot, Matthieu Lorin, lui, ronge et lamine sa page de ses freins existentiels…

Dans les deux œuvres, il est question de cartographier la rancune, en mer pour celle d’Herman Melville, sur la terre ferme et âpre à arpenter, pour celle de Matthieu Lorin. Dans Cartographie d’une rancune, le concept poétique est poussé jusque dans ses plus larges retranchements, puisque la pagination classique a disparu, contre le décompte métaphysique de la rancune. Il est à noter que la dernière page opère le décompte des pas du narrateur (8820 pas) et que ce dernier est fidèle au nombre moyen de foulées qui sont censées être parcourues en une journée. Ce choix poétique n’est pas qu’une simple coquetterie. Comme dans ses opus précédents, on songe à L’éboulement du temps, la poésie de Matthieu Lorin est parsemée d’éclats poético-naturalistes qui viennent se planter franco dans la rétine du lecteur.

La force de son nouvel opus est de livrer une réponse formelle – aux contours poétiques aussi nets que stridents – à son projet cartographique. Qui, si ce n’est un poète avéré, aurait pu lancer sur le papier ce tour de force ? Construire une œuvre qui soit la mise en verbe-forme d’un sentiment des moins nobles. Voilà qui est sacrément téméraire de s’attaquer à nos honteuses pusillanimités. Ici, ce qui frappe est l’art de la mise en création de l’espace-temps intérieur de la rancune et d’en tapisser la partie supérieure d’un ouvrage de part en part, comme si la partie blanche de chaque page n’était pas un mystérieux suggéré, un non-dit éloquent, mais un méchant vide.

L’écriture prend une dimension si universalisée que l’étirement spatio-temporel pourrait bien être élargi à l’échelle grossièrement graduée à la scie à métaux d’une vie. Bien évidemment, la cartographie débute en début de journée : « Quitter ce lit que je fais tous les matins » pour se clôturer le soir et rentrer et barricader sa mémoire. » Évidemment, l’écriture ouvre de terribles champs universels, et, comme de bien entendu, se transforme en sablier brisé dont le contenu s’écoule pour former le tracé à l’échelle d’une vie passée sous le signe de la discorde des planètes du ressentiment.

Matthieu Lorin a su noircir le haut de chaque page de son écriture qui maintient, avec force moyens scripturaux, un grincement de dents continu, maintenu, sans répit. Les images rivalisent pour former autant de rayures sur le support blanc émaillé de la page « Monticule de haine, volcan figé« ,  » Un ongle incarné au milieu des vestiges. » Le fil de l’écriture s’étire de tout le son strident, formant musique grinçante et métallique, celle du malaise créé par l’accompagnement du sujet rancunier qui nous ressemble beaucoup trop… Baudelaire l’a préfacée, une bonne fois pour toutes, cette sale histoire : « – Hypocrite lecteur, » mais oui « – Mon semblable, – mon frère ! », en l’occurrence, alter ego de rancune. Matthieu Lorin, lui aussi, dévoile son écriture dans l’écriture, mais pas dans une préface, il le fait au cœur de son ouvrage, en faisant référence à son grand inspirateur, le poète Cédric Demangeot, son frère de dégringolade. Celui qui écrivit un jour ce poème tiré de son opus Le poudroiement des conclusions :

 » Le désir du désir n’est pas, comme on l’a prédit, de tarir. Mais de se connaître ébloui de vide à l’envers de la source : évidé de lumière à l’endroit du vivre. » Et après avoir évoqué son maître, Matthieu Lorin avoue écrire « comme on charge un fusil. »

Cartographie d’une rancune : autant de pages, autant de stries. L’œuvre est si forte qu’elle se nourrit de sa propre dynamique scripturale, laquelle avance comme on traverse un cimetière de voitures accidentées, aux flancs rayés : que propose chaque page ? Une strophe ? Un chapitre ? Une suite à la Stockhausen ? De brefs paragraphes de prose poétique ? Un agencement de versets comme le tracé métaphysique de l’être rongeant son frein ?

« Vraiment, je ne peux pas. Et puis nos discussions font naître des supplices sous chaque pli de mon ventre. Voilà ce que j’aurai appris.

Je ne marche plus, je courbe. »

(5178 pas)

Comme l’immense Demangeot, Matthieu Lorin est une plante d’ombre. Son nouveau pari scriptural est réussi.

 

 

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